Condorcet et l’idée de progrès†
Beaucoup de choses sont admirables, mais rien n'est plus admirable que l'homme.
Il est porté par le Notos orageux à travers la sombre mer,
au milieu de flots qui grondent autour de lui [...]
Il s'est donné la parole et la pensée rapide et les lois des cités.,
Il a mis ses demeures à l'abri des gelées et des pluies fâcheuses.
Ingénieux en tout, il ne manque jamais de prévoyance en ce qui concerne l'avenir.
Il n'y a que le Hadès auquel il ne puisse échapper,
mais il a trouvé des remèdes aux maladies dangereuses.1
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Si le genre humain ne pouvait se vanter de son inventivité et de ses capacités d’adaptation, l’idée de progrès perdrait tout fondement pour bien des hommes. Le progrès, entendu comme accroissement de la dextérité et des connaissances peut difficilement être dénié à l’être humain. Mais il n’est pas évident que cette augmentation des aptitudes l’ait rendu plus heureux, ni, à plus forte raison encore, plus policé. L’idiot, au Paradis, s’en tire peut-être mieux que l’ingénieux qui doit faire en sorte de se débrouiller par lui-même dans sa lutte incessante pour l’existence, et l’homme primitif n’est pas plus le jouet de la nature que ne l’est un moderne apprenti sorcier déchaînant, avec ses connaissances imparfaites, des forces diaboliques.
Vers 700 avant J.C., le poète paysan Hésiode s’est fait le chantre d’un tel âge d’or, durant lequel la terre était peuplée d’une race d’hommes aux yeux malins, qui «vivaient comme des dieux ; le cœur insouciant, sans peines, sans douleurs».2 Ce peuple disparut. Survint alors une race d’argent, hommes à l’enfance longue et heureuse mais qui, «quand ils avaient grandi, qu’ils atteignaient la fleur de l’âge, [...] ne vivaient que peu de temps, [...] souffraient de souffrances, de par leur folie». Leur succéda la race de bronze «terrible et forte, ayant souci d’Arès, de ses jeux douloureux, de ses violences».3 Pendant une période intermédiaire, où s’établirent héros et demi-dieux, le dépérissement de l’humanité parut prendre fin, et pourtant, le texte poursuit: «Et moi, comme je voudrais ne pas être l’un de ces hommes, les cinquièmes, mais être mort plus tôt ou né plus tard. C’est maintenant une race de fer; il n’est pas de jour où ils arrêteront de peiner, de souffrir; il n’est pas de nuit où cesseront de les ronger les dures inquiétudes que leur enverront les dieux.»4 La race de fer cultive la terre et navigue sur les mers, mais n’est pas promise à une heureuse existence. La seule lueur d’espoir qui lui reste est suggérée par l’idée d’un cycle où un nouvel épanouissement succède à la décadence.(«je voudrais [...] être mort plus tôt ou né plus tard»).
Une tradition moins pessimiste permet aux humains de tirer parti du combat mythologique entre Titans et Dieux de l’Olympe. Prométhée («le Prévoyant») a dérobé le feu aux dieux et l’a donné aux hommes pour adoucir leur sort. Il est fier des bienfaits qu’il a prodigués à la race humaine. «Au début, ils voyaient sans voir, ils écoutaient sans entendre, et, pareils aux formes des songes, ils vivaient leur longue existence dans le désordre.»5 Ils connaissent désormais les maisons de brique, l’enchaînement des saisons, les nombres et les lettres, les bateaux et les médicaments. L’Olympien Zeus, dieu des dieux, mais encore jeune et vindicatif, fait enchaîner le voleur à un rocher, et envoie chaque nuit un aigle lui dévorer le foie. Cependant la fin du mythe apporte la réconciliation: Zeus promet d’instaurer paix et justice; les hommes n’auront plus à renoncer à leur agréable existence.6
Au quatrième siècle avant J.C., Platon développa son utopie de société juste, dans laquelle les philosophes exercent le gouvernement, les soldats défendent la république contre les ennemis et maintiennent l’ordre en son sein, les paysans et les artisans garantissant, quant à eux, le bien-être matériel. Les institutions sociales — ou «combinaisons», pour reprendre le terme utilisé par Condorcet — y sont très soigneusement établies, et les idées des philosophes, nées d’une longue étude des mathématiques et de la logique y dictent la loi suprême. Dans sa «République», Platon décrit une forme idéale d’avenir, mais a-t-il véritablement pressenti le progrès? On peut en douter. Platon ne voit dans le changement qu’une imitation sommaire de ce qui est éternel; et dans l’idée, non une découverte du neuf, mais une réminiscence de ce qui est déjà. D’autre part, dans l’un de ses dialogues, il laisse au sophiste Protagoras le soin de montrer de façon détaillée que les principes moraux sont étrangers à l’homme dans son état naturel, mais se développent progressivement grâce à la culture, à l’éducation et à l’instruction.
Dans la conception qu’a Condorcet de l’histoire des premiers balbutiements de la culture se fait entendre la voix de Lucrèce, poète atomiste et matérialiste. Cabanes, peaux de bêtes et utilisation du feu ont adouci les conditions de vie de l’homme primitif. Le soin à accorder aux enfants a tempéré son caractère farouche. Il s’est mis à vivre en famille et s’est lié d’amitié avec ses voisins. Il a développé une langue et n’a cessé d’acquérir de nouvelles aptitudes que lui ont inculquées les plus intelligents de ses semblables. La force physique a été supplantée par la richesse matérielle, les souverains despotiques ont cédé la place à des magistrats élus, et les haines sans fin à l’autorité de la loi. À partir du moment où l’écriture a été inventée, on a pu consigner l’histoire. Dans la «lente marche du progrès», «l’esprit [...] a peu à peu enseigné» à l’humanité la métallurgie, l’art du tissage, la navigation et la culture des champs, la connaissance des astres, la musique et la danse. «C'est ainsi, que, pas à pas, le temps amène au jour chaque découverte que la science dresse en pleine lumière. Car les hommes voyaient les idées s'éclairer l'une après l'autre dans leur âme, jusqu'au jour où leur industrie les porta au faîte de leur perfection.»7 Cependant, tout n’est pas que progrès dans le tableau que brosse Lucrèce. Crainte des dieux et superstition rendent les hommes malheureux, et la sobriété de l’existence durant les temps les plus reculés laisse place à l’ambition et à la cupidité grossière. On perçoit l’écho de cette idée chez Condorcet, lorsqu’il entend montrer «de quels préjugés [les opinions des hommes] ont été les esclaves, quelles superstitions religieuses ou politiques s'y sont introduites; [...] à quelles misères la violence ou leur propre dégradation les ont soumises.»8
La croyance en la possibilité qu’aurait l’homme de corriger véritablement son comportement ou même simplement d’améliorer son sort de façon durable est d’ailleurs en général étrangère aux historiens de l’Antiquité, que ceux-ci mettent en garde contre l’instabilité de l’existence humaine, (Hérodote), qu’ils expriment la crainte que l’homme n’apprenne rien de l’histoire tant que sa nature restera inchangée (Thucydide), ou qu’ils cherchent à se consoler des turbulences et du déclin propres à leur époque en invoquant un passé inaltéré, un âge d’or (Tite-Live). Le paradis futur de Condorcet, «asile, où le souvenir de ses persécuteurs ne peut [...] poursuivre [le philosophe]; où, vivant par la pensée avec l'homme rétabli dans les droits comme dans la dignité de sa nature, il oublie celui que l'avidité, la crainte ou l'envie tourmentent et corrompent [...]»,9 représente une époque depuis longtemps révolue aux yeux de l’intellectuel romain conservateur qui assiste aux dernières convulsions de la République. «Pour moi, je tirerai de ce travail un grand avantage; celui de distraire un instant du spectacle des maux dont notre époque a été si longtemps le témoin, mon esprit occupé tout entier de l'étude de cette vieille histoire, et délivré de ces craintes qui, sans détourner un écrivain de la vérité, ne laissent pas d'être pour lui une source d'inquiétudes.»10
Sénèque, philosophe stoïcien, qui, fonctionnaire à la cour décadente de l’empereur Néron, scruta maintes fois les profondeurs les plus obscures des hommes, nourrissait la conviction qu’en tout état de cause, le genre humain était capable de progresser dans la voie de l’intelligence, quoique la vraie sagesse fût réservée à quelques-uns. Il prévoyait que les générations futures seraient ébahies en découvrant l’ignorance de leurs aïeux à l’égard de choses évidentes à leurs propres yeux. Mais les philosophes du Portique croyaient aussi en la survenue périodique de catastrophes, d’embrasements universels qui anéantiraient en une heure ce que l’homme avait mis des siècles à édifier.11
Avec l’apparition de la croyance en une vie parfaite après la mort et la consolation prodiguée par une justice céleste, l’idée d’un progrès dans l’histoire des hommes semble incongrue. Pourtant, selon Saint-Augustin, Père de l’Église, il est permis au chrétien de nourrir un espoir en ce monde temporel. L’espèce humaine a beau être condamnée depuis sa prime origine, Dieu lui a accordé la fécondité qui lui permet de se perpétuer, ainsi qu’une intelligence apte à saisir ce que sont la vérité et l’amour du bien. En outre, dans toute l’histoire de notre monde se reflètent les six jours de la création: la période qui va d’Adam au déluge correspond au premier jour, celle qui s’étend du déluge jusqu’à Abraham au second, tandis que les troisième, quatrième et cinquième jours couvrent tout l’intervalle compris entre Abraham et le Christ, le sixième jour étant l’époque contemporaine à Saint-Augustin, dont personne ne sait sur combien de générations elle s’étendra. Le septième jour, consacré au repos, «n’aura point de soir», mais sera «un jour éternel». «C’est là que nous nous reposerons et que nous verrons; que nous verrons et que nous aimerons; que nous aimerons et que nous louerons.»12
Joachim de Flore, mystique et théologien du douzième siècle fait, lui aussi, de l’histoire du monde le reflet en miroir de la foi chrétienne: trois phases sont chez lui symbolisées, non par la création, mais par la trinité divine. Celle de l’obéissance à Dieu le Père (Ancien Testament), celle de la croyance en son fils (Nouveau Testament) et un «troisième stade», celui de l’esprit et de l’amour, qui s’épanouit peu à peu depuis la résurrection du Christ, et finira par apparaître en pleine gloire.13
L’engouement pour Aristote et sa logique — le moine franciscain Roger Bacon et le cardinal allemand Nicolas de Cues représentant à cet égard de modestes exceptions — constituait une entrave au progrès dans les sciences expérimentales. Pour les humanistes de la Première Renaissance, l’Antiquité constituait l’âge d’or durant lequel art et littérature avaient atteint une perfection insurpassable. Tout cela change au cours du XVIe siècle. Thucydide avait exprimé la conviction que la nature de l’homme ne varie pas fondamentalement au cours du temps. Machiavel, en Italie, et Jean Bodin, en France, le suivaient sur ce point. C’est pourquoi, selon eux, l’espèce humaine ne peut indéfiniment s’élever à la perfection, mais n’est pas non plus promise à une totale décadence. Le passé peut nous enseigner ce qui nous va arriver dans l’avenir, pensait Machiavel.14 Bodin affirmait qu’immoralité et vertu, connaissance et ignorance obéissaient à un cycle imposé par une loi éternelle de la nature.15
Durant la première moitié du XVIII° siècle une telle conception cyclique trouvait encore son défenseur en la personne de Jean-Baptiste Vico. Usant de l’argument selon lequel seul l’homme ne peut pénétrer que ce qu’il a lui-même accompli, Vico éleva l’histoire au rang de «science nouvelle»,16 qui produirait, sur le «monde civilisé», des connaissances plus sûres que n’en pouvaient offrir, dans leur domaine propre, les sciences de la nature. Le «retour des choses humaines» est le fondement de cette nouvelle science. Chaque civilisation passe par trois phases: celle des dieux, celle des héros et celle des hommes, après quoi elle revient à son état initial et le cycle recommence.
L’idée que le progrès est inévitablement suivi par un déclin, n’était pas non plus étrangère à d’autres penseurs du dix-huitième siècle.17 Tous les peuples sont d’abord barbares, ils grandissent et deviennent policés, «la politesse les affaiblit», et ils redeviennent barbares, pensait Montesquieu.18 «Le temps viendra où les sauvages auront des opéras, et où nous serons réduits à la danse du calumet», écrivait Voltaire.19 D’Alembert prévoit lui aussi, dans son Discours Préliminaire à l’Encyclopédie que tôt ou tard, l’ignorance et l’obscurantisme se répandront, jusqu’à ce que commence un «nouveau siècle de lumières» car «la raison et le bon goût ne font que passer».20
Francis Bacon s’était entretemps — vers l’an 1600 — élevé contre le culte que vouait la scolastique à la logique aristotélicienne, la déférence des humanistes à l’égard d’une culture depuis longtemps révolue, et l’autorité prêtée aux célébrités du passé. Par rapport à l’homme contemporain, les Grecs n’étaient en effet que des enfants: «L’antiquité est la jeunesse du monde». L’avenir appartenait aux sciences expérimentales. «La vérité est fille du temps», et elle allait être découverte dans tous les domaines, pour peu que la science fût organisée de façon appropriée. Grâce à lascience, la société allait mieux fonctionner. Grâce à la science, l’homme allait vivre plus longtemps et plus heureux.
Bacon connut une audience appréciable en France. Selon Arago, biographe et éditeur de Condorcet, ce fut le théologien Jacques Bénigne Bossuet qui donna la formulation la plus claire de l’idée de progrès indéfini en écrivant: «Après six mille ans d’observations, l’esprit humain n’est pas épuisé; il cherche, et il trouve encore, afin qu’il connaisse qu’il peut trouver jusques à l’infini, et que la seule paresse peut donner des bornes à ses connaissances et à ses inventions.»21 Vers la même époque, Fontenelle, prit, dans ce qui fut appelé la «querelle des Anciens et des Modernes», parti contre les glorificateurs de l’Antiquité.
Toutefois, la conviction selon laquelle les progrès incontestables de la science allaient également ouvrir la voie à une société meilleure et à une perfection de la morale humaine ne faisait pas l’unanimité dans le siècle de Condorcet. Rousseau lançait cet avertissement: «Nos âmes sont corrompues à mesure que nos sciences et nos arts se sont avancés à la perfection.» Simon Linguet, juriste et journaliste considérait, non sans une certaine dose de cynisme, l’empire de la raison comme une utopie, et la société comme un «vaste cahos, où il n’y a de libres que les gardiens des prisonniers».22
Turgot, en revanche, en lequel Condorcet saluait, selon ses propres mots «un des apôtres» de l’idée de progrès,23 «regardait une perfectibilité indéfinie comme une des qualités distinctives de l’espèce humaine».24 Selon Turgot, il n’y a dans la nature que répétition; seule l’histoire humaine connaît la nouveauté et le progrès: «Les phénomènes de la nature, soumis à des lois constantes, sont renfermés dans un cercle de révolutions, toujours les mêmes; tout renaît, tout périt. Dans ces générations successives par lesquelles les végétaux et les animaux se reproduisent, le temps ne fait que ramener à chaque instant l'image de ce qu'il a fait disparaître. La succession des hommes, au contraire, offre de siècle en siècle un spectacle toujours varié. La raison, les passions, la liberté, produisent sans cesse de nouveaux événements. Tous les âges sont enchaînés les uns aux autres par une suite de causes et d'effets qui lient l'état présent du monde à ceux qui l'ont précédé. Les signes arbitraires du langage et de l'écriture, en donnant aux hommes le moyen de s'assurer la possession de leurs idées et de les communiquer aux autres, ont formé de toutes les connaissances particulières un trésor commun qu'une génération transmet à l'autre, ainsi qu'un héritage toujours augmenté des découvertes de chaque siècle; et le genre humain, considéré depuis son origine, paraît aux yeux d’un philosophe un tout immense qui lui-même a, comme chaque individu, son enfance et ses progrès.»25
Pour Turgot, le cours du progrès n’a pas une allure constante; il alterne avec des périodes de déclin. La force motrice du progrès est le génie qui «est répandu sur le genre humain à peu près comme l’or dans une mine.»26 De ce point de vue, Turgot (et Condorcet avec lui) s’éloignait de Francis Bacon qui avait affirmé que les différences de ta lents n’avaient pas d’importance, et que les connaissances humaines augmenteraient d’elles-mêmes, une fois que la pratique scientifique aurait été correctement régulée.
Dans le cours de l’histoire, Turgot distinguait trois âges, comme Joachim de Fiore l’avait fait avant lui. Il s’agit chez lui de l’ère du mythe, durant laquelle les hommes attribuent à des dieux anthropoïdes le déclenchement des phénomènes naturels, de l’ère de la métaphysique, qui voit apparaître les notions abstraites, et, pour finir, de l’ère des sciences expérimentales. Cette tripartition de l’histoire atteignit l’apogée de sa notoriété au XIX° siècle, lorsqu’Auguste Comte la présenta comme étant «le vrai principe scientifique» d’une «théorie de l’esprit humain», et la «grande loi philosophique que j’ai découverte», des trois états successifs par lesquels l’intelligence humaine doit inévitablement passer, à savoir un état «primitivement théologique, transitoirement métaphysique et finalement positif», c’est-à-dire basé sur l’expérimentation et l’observation.»27
Outre Turgot, Condorcet est lui aussi mis au rang des précurseurs de la loi des trois états d’Auguste Comte. Les trois états que Condorcet mentionne dans l’Introduction de l’Esquisse ne peuvent être totalement assimilés à ceux que distinguent Turgot et Comte. La tripartition de Condorcet est plutôt d’ordre méthodique: un âge primitif qui, faute de témoignages, doit être reconstitué en recourant aux observations relatives à la nature de l’homme, un âge à partir duquel on peut élaborer l’histoire d’une nation imaginaire, en combinant des données accessoires concernant différents peuples et enfin, l’histoire sans hiatus de la civilisation occidentale, consignée dans les sources écrites. Cependant, la partition en trois ensembles des neuf époques de Condorcet peut aussi être opérée d’une autre manière: progrès de la civilisation jusqu’à l’apogée transitoire en Grèce ancienne, retour temporaire de la superstition et des préjugés dès l’avènement du christianisme, et nouveau rayonnement de l’intelligence à partir de la fin du Moyen-Âge. De plus, l’histoire, chez Condorcet, s’articule autour de deux grandes révolutions, au sens large du terme: le développement de l’écriture, inauguré par la civilisation grecque, et l’invention de l’imprimerie, qui, selon Condorcet, a porté le coup de grâce à la superstition et à l’ignorance.
L’idée que le déroulement de l’Histoire est marqué du sceau de la psychologie humaine constitue le fil rouge de la conception que Condorcet s’en fait. Nous ne sommes pas soumis, selon lui, à des processus historiques qui seraient autonomes. Ces processus sont fonction de la façon dont l’homme emploie ses capacités pour agir au sein du monde. L’histoire est le terrain de jeux sur lequel évoluent convictions humaines et préjugés; leur cours est déterminé par les idées et leurs combinaisons variables. C’est pourquoi le progrès qui importe véritablement est celui de l’esprit humain, soit que ce dernier parvienne à enrichir ses propres idées et à détruire les préjugés, soit que ses facultés gagnent elles-mêmes en acuité dans l’avenir. Pour la même raison, la science sociale ne se contentera pas de décrire la société, elle agira sur elle et pourra l’améliorer.
L’approche psychologique que Condorcet a de l’histoire, qualifiée de non-historique par certains, fut prise à partie, peu après la publication de l’Esquisse, par Louis de Bonald, philosophe politique. Bonald se demandait si ce n’était pas la société qui améliore l’homme, tant sur le plan intellectuel que physique, plutôt que l’inverse. Les philosophes, écrit en substance Bonald, font de la société une production humaine, un art — l’«art social» de Condorcet — alors que la nature a fait d’elle un être, un ensemble de rapports nécessaires. C’est pourquoi le moteur du progrès est le perfectionnement de la société et non celui de l’esprit humain. Bonald affirme en outre que Condorcet a négligé, avec sa science sociale, cet important facteur du comportement humain que constituent les émotions imprévisibles. La résolution d’équations du quatrième degré ne permet pas de faire disparaître les obstacles qui s’opposent au perfectionnement de l’homme, et si l’on peut calculer la résistance des fluides, on ne sait encore rien de la résistance des passions.
Cette critique radicale allait de pair, chez Bonald, anti-révolutionnaire et partisan de la monarchie, avec une suspicion à l’égard de l’idéal de l’homme éclairé, qui décide comme bon lui semble à quelle autorité il entend s’en remettre et à quelles conditions. Quand ceux qui ont besoin d’être instruits ne se laissent pas conduire, écrit-il, et quand ceux qui ont besoin d’être gouvernés n’obéissent pas aveuglément à ceux qui les gouvernent, on aboutit à la révolte contre l’autorité politique et religieuse, puis à l’anarchie.28
L’essentiel de la critique de Bonald fut repris par Claude-Henri de Saint-Simon, économiste, philosophe et industriel et par Auguste Comte, déjà mentionné précédemment, qui avait été durant quelques années le secrétaire de Saint-Simon. La société, pensait Saint-Simon n’est pas «une simple agglomération» d’êtres vivants. Elle constitue plutôt par elle-même un tel être: «une machine organisée, dont toutes les parties contribuent d’une manière différente à la marche de l’ensemble.» Dans cet ensemble, les différents individus «ne sont que les rouages»29
Selon Comte, Condorcet avait «vu nettement, le premier, que la civilisation est assujettie à une marche progressive dont tous les pas sont rigoureusement enchaînés les uns aux autres suivant des lois naturelles que peut dévoiler l'observation philosophique du passé, et qui déterminent pour chaque époque, d'une manière entièrement positive,30 les perfectionnements que l'état social est appelé à éprouver, soit dans ses parties, soit dans son ensemble.» C’est pourquoi, «le titre seul et l'introduction [de l’Esquisse] suffiraient pour assurer à son auteur l'honneur éternel d'avoir créé cette grande idée philosophique.»
Mais, selon Comte, Condorcet, à travers son antipathie prononcée pour les institutions sociales issues du passé, négligeait le fait que de telles institutions correspondent toujours au niveau de conscience d'une époque donnée, et sont en harmonie avec lui. De plus, la division de l’histoire en neuf époques opérée par Condorcet était beaucoup trop arbitraire. La science sociale de Condorcet était, aux yeux de Comte, également condamnée à l’échec du fait que les corps organiques se comportent, de fait, dans leur grande diversité, d’une autre manière que les objets inertes dont traitent les mathématiques. Le comportement humain, en grande partie imprévisible, ne peut être appréhendé par un calcul de probabilités. De plus les mathématiques ne produisent par elles-mêmes aucune connaissance factuelle, elles ne peuvent constituer un instrument efficace que pour une science qui a mis à jour suffisamment de lois grâce à l’observation, et selon Comte, la science sociale, n’était pas, loin s’en faut, parvenue à ce stade.31
À la différence de Turgot, Condorcet acquit petit à petit la conviction qu’un grand bouleversement politique était, à l’époque, inéluctable, idée dans laquelle il fut conforté par les événements survenus en Amérique du Nord.32 Pourtant, les horreurs de la Révolution Française, où terreur et contre-terreur s’enchaînaient, n’avaient sûrement pas de quoi porter à l’optimisme pour ce qui est des dispositions des hommes à la perfection morale.33 C’est bien pourquoi aussi, dans un siècle qui a été le théâtre de deux guerres mondiales, l’idée de progrès devait paraître purement et simplement dépassée.
Selon Robin George Collingwood,34 philosophe et historien anglais du vingtième siècle, admirateur de Jean-Baptiste Vico et de sa «nouvelle science», l’histoire ne pouvait être autre chose que l’histoire de la pensée et des idées. Il n’y a pas d’histoire de la nature, mais seulement de ce que les hommes ont conçu au cours des siècles passés et de ce que l’historien d’aujourd’hui peut à nouveau en évoquer, en se réglant sur leur exemple. C’est à une semblable conception de l’histoire qu’adhéraient aussi Turgot et Condorcet. Selon Collingwood, les philosophes des Lumières commirent cependant l’erreur de considérer la «nature humaine» — ce par quoi ils désignaient généralement la «manière de penser des hommes» — comme immuable. L’homme et ses idées dans une époque donnée, n’étaient pas, pour eux, le produit d’une évolution historique. Mais si la pensée se développe au fil de l’histoire — et il n’y a, d’après Collingwood pas d’autre histoire que celle de la pensée — on pourra voir surgir dans la prétendue Utopie du futur des dilemmes moraux et des problèmes sociaux politiques dont le philosophe contemporain est aujourd’hui incapable de se faire une idée.
Dans la même période ou presque, un confrère allemand de Collingwood, Karl Löwith,35 niait l’existence du progrès en s’appuyant sur le principe nietzschéen de l’«éternel retour», ou mouvement circulaire de l’histoire. Selon Löwith, l’idéal de progrès constituait un succédané de la croyance judéo-chrétienne en une providence divine; et les spéculations modernes sur le futur n’étaient qu’une distorsion de l’historia antique qui se limitait à une «recherche» ou à une «investigation» sur les événements du passé. Incapables de se défaire, à tous égards, d’une longue tradition, les penseurs athées du progrès avaient attribué à l’homme le rôle historique qui dans l’œuvre de Saint-Augustin était encore réservé au Dieu des chrétiens.
Condorcet allait aussi, en ce vingtième siècle, faire les frais de la critique de l’idée de progrès. Selon J. Bury36 le marquis n’avait pas suffisamment pris en compte la capacité de résistance des institutions et des traditions, donnant en cela l’impression qu’on pouvait observer l’homme dans une sorte de milieu vide. Dans son tableau, Condorcet aurait également sous-estimé l’importance historique de l’Empire Romain et — à l’instar de nombre de ses contemporains — assimilé de façon inconsidérée les changements sociaux du Moyen-Âge à une forme de stagnation ou de déclin.37
Dans la seconde partie de son étude consacrée aux Lumières, P. Gay38 voit dans l’idée condorcienne de progrès la marque d’un rationalisme effréné. Chez Condorcet, la conception psychologique de l’histoire propre aux philosophes des Lumières dégénère en caricature où des scélérats rusés — prêtres et papes, rois et chefs de clans — ne cherchent qu’à conserver leur pouvoir, et savent exactement avec quels boniments ils pourront garder sous emprise leurs sujets.
Dans ses considérations finales, K. Baker39 cite Robespierre, qui qualifiait avec condescendance Condorcet de «grand mathématicien aux yeux des hommes de lettres» et d’«homme de lettres distingué aux yeux des mathématiciens», et conclut que Condorcet a échoué dans ces deux domaines. Ses projets de réforme tant sur le plan de l’instruction qu’en matière de constitution devaient aboutir à une démocratie fondée en raison, mais le mélange de libéralisme et de rationalisme qui, chez lui, fait qu’un peuple éclairé accepte de son plein gré d’être dirigé par une élite scientifique encore plus éclairée, est, d’après Baker, «tout aussi incompatible avec le principe de la souveraineté directe du peuple qu’avec la théorie de l’absolutisme monarchique».
Selon Gruner,40 Condorcet considérait l’histoire comme une simple succession de découvertes scientifiques et de réformes sociales et accordait trop peu d’attention à l’histoire politique et au rôle des hommes d’État et des chefs d’armée. Gruner perçoit aussi dans l’Esquisse une contradiction inexplicable: si, en effet, l’homme a, par nature, soif d’intelligence, et si le progrès de l’esprit humain est irrésistible, pourquoi cette intelligence et ce progrès sont-ils donc menacés par des prêtres malveillants et des despotes machiavéliques?
Ces observations n’enlèvent rien à l’ardent plaidoyer de Condorcet en faveur de la raison, de l’instruction, de la libre disposition de soi et contre le fanatisme, la bêtise et la tyrannie, ni à sa conviction que les êtres humains quel que soit leur sexe, leur état, le continent où ils vivent, ont en commun certains droits fondamentaux, du seul fait qu’ils ont l’humanité en partage. Le philosophe politique Isaiah Berlin41 était convaincu que l’homme, être faillible et imprévisible aspire à une pluralité d’idéaux qui sont parfois difficilement conciliables. Mais Berlin — qui éprouvait une égale fascination à l’égard des penseurs des Lumières et de leurs critiques — pensait aussi que l’homme est libre et à même de décider de son propre sort, pour peu qu’il lui soit permis de développer sa raison et ses talents. Berlin voit en Condorcet le philosophe du progrès le plus convaincant et le plus touchant, l’un des fondateurs, non seulement d’une science sociale fondée sur les mathématiques, mais aussi de l’idéal de liberté européen: un penseur qui, plus qu’un Platon et qu’un Aristote, qu’un Saint-Augustin ou qu’un Dante, plus même qu’un Hobbes ou un Montesquieu parle la langue des débats contemporains sur les droits de l’homme et des peuples.
Steven Lukes,42 jeune confrère d’ Isaiah Berlin, a écrit, à la manière du Candide ou l’Optimisme de Voltaire, une «comédie d’idées» autour du personnage fictif d’un professeur nommé Nicolas Caritat. Dans cette satire philosophique, le personnage principal apprend, après de longues pérégrinations ce qu’implique véritablement la «chaîne indissoluble» qui, selon son homonyme historique, lie ensemble «la vérité, le bonheur et la vertu»: non le rêve dangereux d’une perfection universelle faisant taire tous les dilemmes moraux et les conflits entre différents idéaux — le cauchemar «d’une dictature de la vertu» qui a coûté la vie à Condorcet lui-même — mais la conscience que, lorsqu’on aspire à un unique idéal, il ne faut pas perdre de vue tous les autres.
Tout cela fait de l’Esquisse un monument de ce qu’Alfred North Whitehead,43 philosophe du vingtième siècle, appelait «aventure des idées». S’il existe dans «l’immensité des siècles» — pour reprendre les termes de Condorcet —, une nouveauté transcendant la monotonie des lois de la nature et, à l’échelle historique, la marche, presque imperceptible, de l’évolution des espèces, cette nouveauté se trouve dans les idées et les combinaisons d’idées qui sont produites par l’esprit de l’homme.
Cette conception de l’histoire comme espace d’innovation44 reste étrangère à la question du «sens». L’histoire en tant que telle n’a pas de «sens», puisqu’il nous est impossible de corriger le passé, et que nous ne pouvons prévoir le futur que de façon très limitée. L’histoire s’accomplit, purement et simplement, et le spectacle qu’elle déploie est assuré par des générations successives d’acteurs, dont chacune ne peut jouer que son propre rôle, et non celui de ses prédécesseurs ou de ses successeurs. À supposer que l’Histoire suive un cours linéaire, comme le laisse penser la croyance au progrès, ou qu’elle obéisse à un cycle faisant alterner apogée et déclin des civilisations, cela est dépourvu de toute signification pour chaque génération isolée. De même que le caractère frustre d’une civilisation à ses origines, ou sa décadence ultérieure, n’enlèvent rien à celle-ci, les êtres que la superstition opprime ou rend esclaves à telle ou telle époque ne profitent nullement du mouvement par lequel l’homme atteindra, lors des siècles suivants, la perfection intellectuelle et morale.
On n’a pas davantage inventé le cours de l’histoire que le langage, la religion, l’énergie des noyaux de l’atome ou l’informatique. L’homme ne peut jamais que découvrir ces choses ou en prendre conscience, mais chaque découverte aboutit à la production de nouvelles idées, de nouvelles combinaisons et à un nouveau regard sur le monde. Certaines idées, comme celle de l’évolution biologique au XIXe siècle et celle du traitement électronique de l’information au vingtième siècle paraissent avoir été arrachées à la nature. Il est difficile de concevoir qu’elles soient amenées à disparaître un jour, en même temps que les bouleversements qu’elles ont entraînés dans la société et la vie quotidienne.
D’autres idées, telles que celles de liberté, d’humanité, d’égalité, ont une origine plus malaisée à déterminer. Elles découlent souvent de changements intervenus dans les conditions d’existence par suite de progrès techniques, ainsi que des contacts établis entre différents peuples et civilisations. Leurs effets sur l’organisation sociale n’est pas moins profond, bien souvent, que ceux des découvertes scientifiques, mais elles offrent davantage de prise à la contestation, faute de présenter un rapport direct avec l’ordre immuable de la nature. Formées dans l’esprit de l’homme à partir d’un grand nombre de combinaisons de sensations, elles peuvent être mises en question et combattues par d’autres combinaisons, tout aussi nombreuses.
Condorcet croyait passionnément que les notions de raison et d’humanité étaient aussi indubitablement enracinées dans l’ordre naturel de l’univers que le système du monde de Galilée et de Newton, ou les théorèmes de la géométrie et de l’algèbre. Se déploie dans l’Esquisse l’aventure de ces idées, de ces nouvelles combinaisons, qui, selon l’auteur, constituent la composante majeure du tableau de l’histoire humaine.
Pour pouvoir vraiment présenter ce tableau comme un tableau du progrès, Condorcet se devait d’admettre que les lois qui régissent les facultés intellectuelles de l’homme sont aussi durables que les lois de la nature. Tant qu’une catastrophe n’a pas anéanti toute vie humaine sur la terre, les idées et les valeurs d’ores et déjà acquises conserveront, selon Condorcet, leur validité pour les générations futures. De plus, deux révolutions capitales, affectant le langage — l’expansion de l’écriture et l’invention de l’imprimerie — garantiront la propagation de telles idées parmi la population mondiale et les préserveront de la disparition.
En fin de compte, la notion de progrès repose, chez Condorcet, sur une idée socratique, non formulée explicitement dans l’Esquisse, mais indispensable à la logique de toute l’argumentation. Socrate pensait que celui qui possède vraiment la connaissance du bien, fera nécessairement le bien. Condorcet avait la conviction que dans une société où les notions de liberté et d’égalité avaient commencé à percer, l’inégalité entre maître et sujet, homme et femme, prêtre et fidèle, ne pourraient, à la longue, plus se maintenir.
Socrate fut condamné à mort par ses compatriotes pour irréligion et incitation de la jeunesse à la révolte: ce fut «le premier crime qu’ait enfanté la guerre de la philosophie et de la superstition»45 Aux derniers jours de sa vie, Condorcet prit conscience qu’il devait faire le même sacrifice: «Je n’ai eu depuis quatre ans ni une idée, ni un sentiment qui n’ait eu pour objet la liberté de mon pays. Je périrai comme Socrate et Sidney46 pour l’avoir servi [...]»47