Condorcet et l’art social†
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1. Mort d'un philosophe
Le huit germinal de l'an II de la République Française (28 mars 1794),1 le marquis de Condorcet, âgé de 50 ans, est retrouvé sans vie dans une cellule de la prison de Bourg Égalité (Bourg-la-Reine). Il laisse, entre autres, une œuvre intitulée Esquisse d'un tableau historique des progrès de l'esprit humain.
Dix-huit mois plus tôt, en septembre 1792 — alors que Verdun était occupé par les troupes autrichiennes, et qu'à Paris, le peuple avait assailli le palais des Tuileries massacrant tous ceux qu'il soupçonnait de sympathies royalistes, Condorcet était envoyé à la Convention comme député du département de l'Aisne. Après l'abolition de la monarchie, il siégea dans le comité chargé de mettre sur pied une constitution révolutionnaire. Les délibérations relatives à la proposition de ce comité s'étant enlisées, la Convention avait adopté, sans discussion, un nouveau projet, contre lequel Condorcet s’était publiquement élevé.2 Il avait auparavant protesté contre Robespierre et sa théorie sur «le droit d’assassiner sans instruction préalable ceux que la clameur publique avait jugés »,3 contre l’arrêt de mort frappant Louis XVI,4 et la mise hors-la-loi du parti girondin.5 Au début de juillet 1793, un décret d’arrestation est rendu contre lui par la Convention. Il se cache chez une certaine Madame Vernet. Dans la maison de cette dernière, il rédige, en trois mois environ, son Esquisse, qu’il date du 4 octobre, lendemain du jour où il a officiellement été mis en état d’accusation. La tradition veut qu’il ait composé cet ouvrage, «sans le secours d’aucun livre».6
Le 24 mars 1794, un mystérieux visiteur vient avertir Madame Vernet. Pour ne pas mettre son hôtesse en danger, Condorcet s’enfuit de la maison le lendemain matin, à la dérobée, car Madame Vernet lui avait auparavant déclaré avec force «La Convention, Monsieur, a le droit de mettre hors la loi; elle n’a point le pouvoir de mettre hors de l’humanité. Vous resterez!»7 Après une errance de quelques jours, Condorcet, affamé et blessé à la jambe, est arrêté. On raconte qu’il a trahi son appartenance à l’aristocratie en commandant dans une auberge une omelette de douze œufs. Interrogé, il prétend s’appeler Pierre Simon, mais, comme il ne peut fournir aucune preuve de son identité, il est écroué, en attendant d’être transféré devant le tribunal révolutionnaire de Paris. Le lendemain, le prisonnier gît à plat ventre sur le sol de sa cellule. Sa dépouille est inhumée dans la fosse commune d’un cimetière (qui n’existe plus aujourd’hui). La cause de la mort n’a pas été éclaircie: Condorcet aurait absorbé un poison pour échapper à ses bourreaux (il aurait porté ce poison sur lui, dans une bague), ou il serait mort d’épuisement.8
Quatre mois après la mort de Condorcet, c’est la chute de Robespierre. Avec l’exécution de ce dernier prend fin la Terreur, qui a, durant plus d’un an, ravagé la République Française. Condorcet n’est pas oublié. En l’an III de la République (1794-1795) son Esquisse est publiée de façon posthume sous le titre Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain chez Agasse, éditeur parisien. Cinq autres éditions de cette œuvre verront le jour avant la fin du XVIIIe siècle. En 1795, la Convention Nationale suit, par ailleurs, la recommandation qui lui est faite d’acquérir et de distribuer, aux frais de l’État, trois mille exemplaires de l’ouvrage, pour «rendre [...] à la mémoire d’un de vos collègues, non ces éclatants hommages que la postérité seule a le droit de décerner, mais un simple et utile témoignage de votre estime et de vos regrets».9
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2.Les années de formation
Jean-Antoine-Nicolas de Caritat marquis de Condorcet10 naquit le 17 septembre 1743 dans le village de Ribemont, en Picardie. Son père Antoine, capitaine de cavalerie, tomba au champ d’honneur la même année. Pendant près de neuf ans, sa mère fit porter à l’enfant des habits de fillette, en signe de dévotion à la vierge Marie. Il fut d’abord instruit à domicile par un précepteur jésuite, puis, à partir de sa onzième année au collège des jésuites de Reims. Interminables cours de latin, apprentissage par cœur de connaissances non comprises au préalable, châtiments corporels et humiliations, morale qui réprime l’amour mais entretient la honte tout en incitant à la débauche, absence néfaste de contact avec l’autre sexe et corruption de l’âme de l’adolescent, qui le marquera à vie: telle est la description amère que fera, plus tard, Condorcet de cet enseignement.11
Il est facile, peut-être trop facile, de voir dans ces expériences de jeunesse le germe de la ferveur sociale de Condorcet, en particulier de son aversion à l’égard des prêtres et de leur immixtion dans l’enseignement et l’éducation, de son aspiration à l’égalité des hommes et des femmes en matière de droits et d’éducation, et de ses conceptions libérales pour ce qui est du mariage et du divorce. Toujours est-il que Condorcet fait montre d’un anticléricalisme catégorique dans presque toutes les pages de son Esquisse. À environ trente ans, il rédigea un Almanach antisuperstitieux,12 en réaction au calendrier des saints de l’église catholique: «le récit de tous les assassinats, massacres, séditions, guerres, supplices, empoisonnements, noirceurs et scandales, qui forment depuis 1774 ans l’histoire du clergé catholique ».13
L’inégalité entre les sexes constituait aux yeux de Condorcet une source de misère sociale: «Jusqu’ici, tous les peuples connus ont eu des mœurs féroces ou corrompues. Je ne connais d’exception qu’en faveur des Américains des États-Unis qui se sont répandus en petit nombre sur un grand territoire. Jusqu’ici, chez tous les peuples, l’inégalité légale a existé entre les hommes et les femmes ; et il ne serait pas difficile de prouver que dans ces deux phénomènes, également généraux, le second est une des principales causes du premier ; car l’inégalité introduit nécessairement la corruption, et en est la source la plus commune, si même elle n’est pas la seule. », allait écrire Condorcet, en 1790.14 Une instruction mixte devait offrir aux femmes les mêmes possibilités d’épanouissement qu’aux hommes, car «la vie humaine n’est point une lutte où des rivaux se disputent des prix ; c’est un voyage que des frères font en commun».15 15 Il était aussi d’avis que l’adultère ne saurait être considéré comme un crime par la loi: dans de nombreux cas il constitue la conséquence inéluctable de la détestable morale chrétienne qui tient pour scandaleux l’amour entre deux êtres libres et égaux et pour indissolubles les liens du mariage.16
Durant son séjour au Collège de Navarre, à Paris, de 1758 à 1760, Condorcet se sentit beaucoup plus à l’aise: l’établissement était à l’époque extrêmement réputé pour tout ce qui touchait aux mathématiques et aux sciences exactes. Condorcet se plongea avec avidité dans le monde de l’algèbre et de la géométrie, univers de raison et de précision, débarrassé du jargon théologique et du flou philosophique. Ses premiers pas autonomes sur le chemin de la science l’exposèrent à des critiques. Le candidat aurait dû s’exprimer plus clairement, faire montre de davantage de précision et de clarté dans la présentation de ses calculs, et illustrer sa méthode par des exemples, affirmait en substance la commission de l’Académie des sciences17 à propos de l’essai relatif au calcul intégral qu’il lui soumit en 1761. 18 Trois ans plus tard, le jeune marquis prenait sa revanche en présentant un mémoire sur un sujet d’analyse mathématique.18 Il fit, à cette occasion, forte impression sur l’un de ses examinateurs, l’éminent mathématicien et coéditeur de la fameuse Encyclopédie, Jean Le Rond d’Alembert.
Entre-temps, Condorcet s’était installé à Paris. Il s’y consacra à ses chères mathématiques19 et fut admis à l’Académie des Sciences en 1769, par l’entremise de D’Alembert. Il devait plus tard en devenir le secrétaire permanent. «Le Condor est le plus grand et le plus fort des oiseaux, [...] il est destiné à jour le rôle le plus distingué dans les sciences et dans les lettres [...]»20 Dans sa nouvelle fonction, Condorcet rédigea, entre autres, un grand nombre d’éloges en mémoire d’académiciens disparus. 21
Ce fut aussi D’Alembert qui introduisit Condorcet dans le salon de sa compagne, Julie de l’Espinasse. Elle a laissé un sympathique portrait de Condorcet dans lequel elle attribue à son hôte «un esprit [...] présent [...] à tout», «fort [...] et fin, [...] clair et précis», ayant «la facilité et la grâce de celui de Voltaire, le piquant de celui de Fontenelle, le sel de celui de Pascal, la profondeur et la perspicacité de celui de Newton», et le décrit comme maladroit et taciturne en société, mais compatissant à l’égard des autres, et aimé de tous.22 Chez Mademoiselle de L’Espinasse Condorcet rencontra son futur mentor politique, l’économiste Anne-Robert-Jacques Turgot, alors même que D’Alembert le mettait en contact avec Voltaire, âgé alors de soixante-quinze ans.
Ses relations avec Voltaire conduisirent Condorcet à s’impliquer dans les tentatives de réhabilitation d’un garçon de seize ans qui, en 1770, avait été condamné à une mort atroce pour avoir blasphémé. Ce De la Barre serait passé devant une procession sans ôter son chapeau, aurait juré et donné des coups de canne à un crucifix. Avant que l’infortuné jeune homme ait été condamné au bûcher, on lui coupa la main droite et on lui arracha la langue. En guise d’avertissement à l’adresse des philosophes qu’il jugeait beaucoup trop libéraux, le juge, conseiller du Parlement, fit brûler par la même occasion un exemplaire du Dictionnaire philosophique de Voltaire. L’affaire fit éclater aux yeux du jeune Condorcet les tares de la procédure française, laquelle était un «chef-d’œuvre d’atrocité et de bêtise» aux dires de D’Alembert, et se caractérisait, selon Voltaire, par l’«arbitraire» le plus total.23
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3. Économie et politique
Bien que Condorcet soit toujours resté fidèle à l’amour de sa jeunesse pour les mathématiques, il n’a pas tenu, dans cette discipline, la promesse qui aurait fait de lui une célébrité à l’égal d’un Euler ou d’un Laplace.24 Il renonça à l’univers clos du cabinet d’étude pour faire carrière dans l’administration et la politique. Quand, en 1774, Turgot se vit, en tant que contrôleur général des Finances de Louis XVI, chargé de la tâche peu enviable de sortir l’État des dettes et de la mauvaise gestion où il se trouvait enlisé, il nomma Condorcet inspecteur des Monnaies. Turgot avait pour objectif le contrôle strict des dépenses de l’État, l’établissement de la libre concurrence dans les relations économiques, et l’abolition de toutes sortes de taxes qui entravaient le commerce. Il entendait aussi mener des réformes dans d’autres secteurs de la vie publique. Ainsi, envisageait-il l’organisation d’un système national d’enseignement public et la démocratisation de l’administration des affaires intérieures par la mise en place de corps élus à différents niveaux. Il ne resta cependant pas longtemps aux affaires. Il réussit, certes, à limiter la dette de l’État, mais corporations, banquiers et autres groupes, qui n’avaient rien à gagner à ses réformes, précipitèrent sa chute en 1776.
Depuis le XVIe siècle, le mercantilisme faisait fureur en Europe. Les partisans de cette doctrine estimaient qu’un état ne pouvait gagner en prospérité qu’au détriment d’autres états. Il fallait, pour atteindre ce but, que les gouvernements stimulent les exportations tout en limitant les importations au moyen de mesures protectionnistes. La richesse d’un pays se mesurait, dans cette optique, à la quantité de métaux nobles qu’il détenait, et les colonies ne servaient qu’à accroître la richesse de la métropole. Turgot, en revanche, avait beaucoup plus d’affinités avec les physiocrates — à l’origine petit cercle d’amis regroupés autour du médecin François Quesnay, où chacun se définissait simplement comme économiste. Quesnay pensait que l’agriculture constituait la véritable source de la prospérité ; il considérait comme économiquement improductifs les commerçants et les fabricants. 25 En vertu de la devise «Laissez faire, laissez passer», les physiocrates s’opposaient aux monopoles commerciaux et à toute intervention excessive du gouvernement, à peu près comme un médecin recherche le juste équilibre entre la nécessité d’intervenir et celle de laisser libre cours aux humeurs vitales. L’économie politique, ou comme Condorcet préfère la désigner, l’économie publique, ne se réduisait pas, pour les physiocrates, à une théorie des richesses ou à la simple extension à l’ensemble d’un état de l’économie domestique,26 mais elle constituait une science nouvelle ayant pour objet d’examiner comment ordre naturel et droits naturels pouvaient être mis en application dans la société.27
Sans adhérer à cent pour cent à leur théorie, Condorcet partageait lui-même la méfiance des physiocrates à l’égard de l’interventionnisme public dans l’économie et était, comme eux, convaincu que l’ordre social obéit à des lois naturelles. 28 S’il exerça ses fonctions d’inspecteur de la Monnaie jusqu’en 1790, ses propositions de loi concernant les finances et le système des poids et mesures ne trouvèrent aucun écho.29 Il était pourtant devenu l’un des «Immortels» de l’Académie Française. Il apporta, en tant que mathématicien, son concours au supplément de l’Encyclopédie,30 mena à bien ses biographies de Voltaire et de Turgot,31 et écrivit sur les assemblées provinciales, la révolution américaine, l’esclavage, les systèmes électoraux, 32 mais aussi sur les comètes et l’hydrostatique.33 Nombre de ces textes restèrent inédits durant la vie de Condorcet. Toutefois, un volumineux essai consacré à l’usage d’outils mathématiques pour déterminer si les décisions prises en fonction de différents types de votes correspondent effectivement à la volonté manifestée par la majorité des électeurs, fut publié en 1785.34
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4. Condorcet républicain
En 1786, Condorcet épousait la jeune Sophie de Grouchy qui avait 21 ans de moins que lui et dont l’intelligence, contrairement à celle de son mari, allait de pair avec une grande aisance dans les relations sociales. C’est elle qui fit de l’appartement de fonction du couple, dans l’Hôtel des Monnaies, le lieu de rendez-vous de lettrés influents, tels que Thomas Jefferson, alors ambassadeur en France, et qui, par la suite, allait devenir le troisième président des États-Unis,35 Adam Smith, l’économiste écossais, que Sophie traduisit en français,36 Thomas Paine, libelliste anglais républicain, et l’Italien Cesare Beccaria, fondateur de la criminologie.
L’année 1791 marqua un tournant dans la carrière politique de Condorcet. Le 20 juin, devant la menace que représentait l’expression des sentiments anti-monarchistes, la famille royale s’était enfuie de Paris mais avait dû, contrainte et forcée, y revenir au bout de cinq jours. L’Assemblée Constituante, qui était en place depuis deux ans, voulait maintenir le régime monarchique. Dès 1789, Condorcet avait écrit: «Il n'y a qu’un esclave qui puisse dire qu’il préfère la royauté à une république bien constituée, où les hommes seraient vraiment libres, et où, jouissant sous de bonnes lois des droits qu’ils tiennent de la nature, ils seraient encore à l’abri de toute oppression étrangère [...]». 37 Après l’échec de la fuite royale, il fonda, avec Paine, une Société Républicaine, et, début juillet, il déclara dans une courte allocution devant le Cercle social constitué en cette même année: «Nous ne sommes plus au temps où l’on osait compter, parmi les moyens d’assurer la puissance des lois,[ page 14 ] cette superstition impie qui faisait d’un homme une espèce de divinité.»38
Condorcet avait déjà exercé diverses attributions au sein de la municipalité parisienne; ex-haut fonctionnaire sous l’ancien régime, il allait désormais représenter la ville à l’Assemblée Législative.39 En dépit de son aversion pour la guerre,40 c’est dans un langage provocant qu’il se fit, en avril 1792, le défenseur d’une déclaration de guerre à la monarchie autrichienne: «Ces hommes ambitieux et vils, ces esclaves de la corruption et de l’intrigue, ces lâches calomniateurs du peuple, dont nos ennemis osaient se promettre le honteux secours, perdront l’appui des citoyens aveuglés ou pusillanimes qu’ils avaient trompés par leurs hypocrites déclamations: et l’empire français, dans sa vaste étendue, n’offrira plus à nos ennemis qu’une volonté unique, celle de vaincre ou de périr tout entière avec la constitution et les lois.»41 L’année suivante, Condorcet devait justifier sa décision ainsi: «C’est donc en détestant la guerre, que j’ai voté pour la déclarer; c’est parce qu’elle était le seul moyen de déjouer les complots d’une cour conspiratrice.»42
En tant que membre de l’assemblée Législative, Condorcet s’intéressa à la mise sur pied d’un système d’instruction publique qui devrait promouvoir l’égalité des droits pour tous sans frustrer l’expression des talents des individus. 45 Mais ses projets ne donnèrent pas lieu à des discussions plénières. Son rôle dans la Convention nationale (qui remplaça en septembre 1792 l’assemblée législative) fut tout aussi infructueux. Condorcet, qui, au départ, avait des sympathies pour les députés relativement modérés de la Gironde prit par la suite ses distances par rapport à eux. Bien qu’il n’ait pas été directement atteint par la chute des Girondins, l’influence de ce sans-parti s’étiola. Il acclama la République sans se laisser emporter par le fanatisme révolutionnaire aveugle, et il ne lui restait plus qu’à attendre le moment où il allait être passé à la trappe par la faction d’extrémistes tels que Robespierre ou Marat.
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5. Connais-toi
Au moment où Condorcet et sa femme s’installèrent dans leur appartement de fonction de l’Hôtel des Monnaies, les penseurs des Lumières les plus connus — en un mot, les philosophes, comme ils se désignaient eux-mêmes (Voltaire et Montesquieu, Diderot et D’Alembert, Rousseau et Turgot) étaient déjà morts Condorcet passe pour être le dernier du sérail, et le seul à avoir été témoin et victime de la Révolution française. Éclairer les peuples a été, en politique, sa devise ; approfondir en l’homme la compréhension de la science et de la société son grand espoir pour l’avenir.43 Néanmoins, les idées sociales et politiques du marquis n’étaient pas monnaie courante chez les érudits de l’époque. Condorcet fulmine contre l’hypocrisie de la prêtrise et les égarements de la religion, mais Turgot, son mentor, ancien étudiant en théologie, n’avait cessé de croire que le christianisme pouvait constituer une force motrice dans la recherche de la paix et de la justice. Condorcet fustige le despotisme et la vieille société divisée en états. Voltaire n’augurait rien de bon d’un gouvernement exercé par la populace, et se trouvait parfaitement à l’aise auprès des souverains éclairés (c’est-à-dire des souverains qui s’inspiraient de ses idées et de celles de ses amis), tels Frédéric de Prusse et Catherine de Russie.44 L’Esquisse de Condorcet est dominée par l’idée-force d’une perfectibilité illimitée de l’homme et de la société. Montesquieu craignait au contraire que l’humanité ne soit vouée à un mouvement circulaire de type grandeur/décadence, alors que selon Diderot, «il est mille fois plus facile [...] pour un peuple éclairé de retourner à la barbarie que pour un peuple barbare d’avancer d’un seul pas vers la civilisation.»45 Et lorsque Condorcet dénonce la discrimination à l’égard des femmes, la barbarie de l’esclavage, et l’exploitation des colonies, on ne peut pas dire non plus qu’il ne fait qu’enfoncer des portes ouvertes.46
Cependant les brillants résultats de la physique expérimentale au XVI e et au XVIIe siècles inspiraient le respect à pratiquement tous les philosophes. Le grand essor des sciences exactes avait, à leurs yeux, frayé la voie à une science de l’homme et de la société qui promettait d’être tout aussi fructueuse, science fondée sur les mêmes règles rigoureuses de l’observation, de l’expérimentation, du calcul et de la démonstration. Leur enthousiasme trouvait son aliment dans la philosophie rationnelle de leur compatriote Descartes, mais plus encore dans les œuvres de savants anglo-saxons versés dans les sciences de la nature, tels que Francis Bacon et Isaac Newton.
C’est moins une vision commune de l’organisation de la société ou le partage d’un même pronostic concernant son évolution qui rapprochait les philosophes que la conviction selon laquelle l’étude de l’homme, de son comportement moral, de ses relations sociales, pourrait se transformer en une science à part entière, c’est-à-dire de nature empirique. La science de l’homme se détachait de la théologie et de la métaphysique purement spéculative: «Connais-toi, sans vouloir sonder l’Être Suprême; | L’étude la plus propre à l’Homme est l’Homme même»47 écrivait, dix ans avant la naissance de Condorcet, Alexander Pope, dans son poème philosophique intitulé Essay on Man (Essai sur l’homme), lequel exhortait ce même homme à la modestie, car, «placé dans une espèce d'isthme, être d'un état mixte, obscurément habile, grossièrement grand avec trop de connaissance pour le doute sceptique, et trop de foiblesse pour la fierté stoïque, il est comme suspendu entre deux, dans l'incertitude d'agir ou de rien faire […]»48
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6. Le système du monde
Cette modestie semble difficilement conciliable avec l’optimisme scientifique qui régnait en maître depuis Bacon, et pourtant ces deux phénomènes avaient une seule et même cause. L’un dans l’autre, le XVIIIe siècle était rebelle aux systèmes et prisait par-dessus tout l’observation. On rassemblait des données, on expérimentait, et, dans les cercles aristocratiques et aisés, l’histoire naturelle — au sens premier d’ «étude», de «recherche » qu’elle avait chez les Grecs — était à la mode. À cet égard, l’époque s’inspirait davantage de Bacon que de Descartes, même si ce dernier avait, dans le domaine des mathématiques, sérieusement distancé le savant et philosophe. Bacon avait formulé cette mise en garde: «Puisse la Divinité ne pas permettre que nous donnions un songe de notre imagination pour un modèle du monde», approuvé en cela par des philosophes tels que Thomas Reid en Écosse, et Fontenelle, Voltaire et D’Alembert en France. Croire comme Descartes l’avait fait, qu’on allait «pénétrer dans les mystères de la nature par la seule force de l’esprit humain»49 semblait être un vain espoir. L’insuffisante perspicacité mathématique d’un Bacon vers 1600, le manque de sens de l’observation d’un Descartes une cinquantaine d’années plus tard furent, à la fin du XVIIe siècle, largement compensées par Isaac Newton. «Newton [...] parut enfin», écrivait D’Alembert dans son Discours préliminaire à l’Encyclopédie, «et donna à la philosophie une forme qu’elle semble devoir conserver. Ce grand génie vit qu’il était temps de bannir de la physique les conjectures et les hypothèses vagues ou du moins de ne les donner que pour ce qu’elles valaient, et que cette science devait être entièrement soumise aux expériences et à la géométrie.» Ces conjectures et hypothèses étaient relatives à l’essence des choses ou aux causes cachées, en un mot, à tout ce qui ne pouvait être observé ou traduit mathématiquement. «Je ne forge pas d’hypothèses» affirmait Newton, à la fin de sa Philosophiae naturalis principia mathematica; autrement dit: donnez-moi la masse de deux corps et leur distance réciproque, et je calculerai devant vous quelle est leur force d’attraction, mais ne me demandez pas le pourquoi de celle-ci. «Tout ce qui n’est pas déduit des phénomènes doit être appelé hypothèse, et les hypothèses, qu’elles soient métaphysiques, physiques, se rapportant aux qualités occultes ou mécaniques, n’ont pas de place en philosophie expérimentale ».50En dépit des idées scientifiques révolutionnaires que Newton et ses adeptes les plus proches avaient introduites, la connaissance se heurtait donc à des limites. Tout se passait comme si certains mystères de l’univers devaient demeurer cachés à l’homme. Libre à lui de déplorer ces limites, comme Blaise Pascal s’y était employé: «Connaissons donc notre portée, nous sommes quelque chose et nous ne sommes pas tout ; ce que nous avons été nous dérobe la connaissance des premiers principes, qui naissent du néant ; et le peu que nous avons d’être nous cache la vue de l’infini. [...] Voilà notre état véritable. C’est ce qui nous rend incapables de savoir certainement et d’ignorer absolument. Nous voguons sur un milieu vaste, toujours incertains et flottants, poussés d’un bout vers l’autre.»51
Les auteurs de l’Encyclopédie adoptèrent un principe de départ plus fécond: «Une considération, surtout, qu’il ne faut point perdre de vue, c’est que si l’on bannit l’homme ou l’être pensant et contemplateur de dessus la surface de la terre, ce spectacle pathétique et sublime de la nature n’est plus qu’une scène triste et muette. L’univers se tait ; le silence et la nuit s’en emparent. Tout se change en une vaste solitude où les phénomènes inobservés se passent d’une manière obscure et sourde. C’est la présence de l’homme qui rend l’existence des êtres intéressante ; et que peut-on se proposer de mieux dans l’histoire de ces êtres que de se soumettre à cette considération ? Pourquoi n’introduirons-nous pas l’homme dans notre ouvrage comme il est placé dans l’univers ? Pourquoi n’en ferons-nous pas un centre commun ? Est-il dans l’espace infini quelque point d’où nous puissions avec plus d’avantage faire partir les lignes immenses que nous nous proposons d’étendre à tous les autres points ? Quelle vive et douce réaction n’en résultera-t-il pas des êtres vers l’homme, de l’homme vers les êtres?»52
Condorcet, qui entreprit une édition des Pensées de Pascal,53 pensait que leur auteur n’avait cherché, par son «plaidoyer contre l’espèce humaine» qu’à susciter l’effroi chez le lecteur: «Pascal ne cherchait pas à connaître l’homme: voulant prouver qu’il est une énigme inexplicable, il semble craindre de trouver le mot de cette énigme. Toutes ces contrariétés, observées dans l’homme, doivent nécessairement exister dans tout être sensible, capable de réflexion et de raisonnement.»54
Chez Newton, l’incapacité humaine laissait encore de la marge à la manifestation d’une intelligence divine. Comment expliquer, sinon, qu’une force puisse agir entre des objets qu’une grande distance sépare ? Comment l’œil peut-il être conçu sans connaissance préalable de l’optique ? Comment est-il possible que les mouvements d’un organisme vivant soient un effet de la volonté de ce dernier ? Toutefois, c’est la mécanique de ce même Newton qui allait séparer religion et science. Napoléon, demandant deux siècles plus tard à Laplace quel rôle jouait le Créateur dans son système, devait entendre l’illustre savant et astronome lui répondre: «Sire, je n’avais pas besoin de cette hypothèse.»
Dans son Traité dynamique, D’Alembert avait auparavant tenté de bannir la notion de force. L’impénétrabilité était, selon lui, la seule propriété permettant de distinguer les corps du vide dans lesquels ils se trouvaient. On pouvait, à partir des chocs entre de tels corps impénétrables, parfaitement expliquer leurs mouvements et leurs vitesses réciproques sans avoir recours à l’effet de forces insaisissables. S’agissant des astres, cette théorie paraissait invalide, en dépit des tentatives de Descartes, antérieures aux travaux de Newton, pour expliquer la formation des systèmes de planètes à partir de «tourbillons» de particules primordiales.55 Condorcet, admirateur de D’Alembert, n’exclut cependant pas que ce dernier obstacle à l’établissement d’une théorie totalement déterministe du système du monde soit lui-même levé un jour. Pourquoi la gravitation, qui maintient les planètes dans leur orbite ne pourrait-elle pas être une propriété de la matière, tout autant que l’étendue et l’impénétrabilité ? «Une connaissance parfaite du système du monde est au-dessus de nos forces», écrit Condorcet, «mais c’est le but auquel se doivent diriger tous les efforts des géomètres philosophes, et dont ils approchent toujours de plus en plus, sans pouvoir jamais espérer d’y atteindre.»56
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7. Certitude et probabilité
En attendant se posait la question de savoir si la méthode qui s’était avérée si fructueuse dans les sciences de la nature pouvait être appliquée de but en blanc à une science de l’homme. Le naturaliste Georges-Louis Leclerc de Buffon, intendant du jardin royal (Jardin des Plantes), estimait qu’on avait tort de soumettre les sciences à la même méthode. Pour lui, il y avait, en particulier, un abîme entre l’outil mathématique grâce auquel Newton avait déchiffré si glorieusement les énigmes de la lumière et de la gravitation et la science de la nature animée. En mathématiques, les prémisses sont définies de façon précise et toute assertion est déduite de ces prémisses selon des règles rigoureuses. Dans la nature, on est obligé, dès qu’on quitte les domaines explorés par Newton, de s’en remettre à l’observation en espérant que la découverte de telle ou telle concordance permettra d’aboutir à des conclusions générales. «En mathématique, on suppose, en physique, on pose et on établit». Les vérités mathématiques ont beau être «exactes et démonstratives», elle sont aussi, aux yeux de Buffon, totalement «abstraites et [...] arbitraires». La physique, au contraire, est «appuyée sur des faits» et sur une probabilité, proche de la certitude, de voir se reproduire ces faits dans des conditions identiques. La morale, dit Buffon, constitue un autre cas de figure, car les vérités auxquelles elle permet d’accéder sont «en partie réelles et en partie artificielles», et ne reposent, en tout état de cause, que sur des «convenances et des probabilités».57
Dans cette opposition entre certitude et probabilité Condorcet voit toutefois un sophisme: «[...] Tous ceux qui ont attaqué la certitude des connaissances humaines ont commis la même faute. Ils ont fort bien établi que nous ne pouvons parvenir, ni dans les sciences physiques, ni dans les sciences morales, à cette certitude rigoureuse des propositions de la géométrie, et cela n’était pas difficile. Mais ils ont voulu en conclure que l’homme n’avait aucune règle sûre pour asseoir son opinion sur ces objets, et ils se sont trompés en cela. Car il y a des moyens sûrs de parvenir à une très grande probabilité dans plusieurs cas, et dans un grand nombre, d’évaluer le degré de cette probabilité.»58
Condorcet ne supprime pas l’opposition entre les considérations physiques de Newton et la nouvelle science de l’homme en prétendant que l’on pourrait, dans cette dernière parvenir à un même degré de certitude que dans les premières. Il affirme au contraire qu’à l’égal de la science de l’homme, la physique doit se contenter de probabilités. Ces probabilités peuvent ne pas être aussi grandes dans chacun de ces deux secteurs de la connaissance, elles peuvent en revanche être déterminées dans les deux cas avec autant de précision: «La certitude absolue, n'existe, ne peut exister, à la vérité, que pour les propositions évidentes en elle-mêmes, ou liées entre elles par une démonstration dont nous ayons la conscience dans un même instant, et elle n'existe de même que pour ce seul moment. Les autres vérités sont des vérités d'expérience, sur lesquelles on ne peut avoir par conséquent que des probabilités plus ou moins grandes ; mais ces probabilités ont sur nous une force irrésistible, elles suffisent pour la conduite de la vie ; et une expérience constante nous montre que sur plusieurs points elles n'ont jamais été démenties.»59
Pour Condorcet, le domaine des probabilités semble même s’étendre jusqu’aux mathématiques. On ne peut en effet être sûr de l’exactitude d’une démonstration mathématique que «par le souvenir d’en avoir entendu et suivi la démonstration. Or, si ce souvenir de la bonté de cette démonstration est actuellement pour moi un motif de croire, c’est seulement parce que l’expérience m’a montré que si je m’étais une fois démontré une vérité, je retrouverais constamment cette même vérité toutes les fois que j’en voudrais suivre la démonstration. C’est donc encore un motif de croire, fondé sur l’expérience du passé, et par conséquent sur la probabilité.»60
La certitude mathématique s’identifie, selon Condorcet à la probabilité, qui, pour forte qu’elle soit, certes, n’est toutefois pas davantage que la probabilité qu’a l’intelligence humaine d’obéir, dans le futur, aux mêmes lois que par le passé. C’est pourquoi il n’existe pour lui, à cet égard, aucune différence essentielle entre les mathématiques pures, la physique et la science de l’homme. Elles reposent toutes trois, en théorie, sur une croyance dans laquelle nous sommes confortés par nos expériences passées. Condorcet reconnaît que les probabilités en biologie sont d’une autre nature que celles qui se font jour en mécanique, et que les prévisions dans le domaine social sont moins fiables que celles qu’on peut faire dans les sciences de la nature. On ne court pas de gros risques en prédisant que dans mille ans, les hommes continueront à considérer le théorème de Pythagore comme démontré, ni d’ailleurs en comptant sur le fait que dans cent ans, la terre décrira toujours une orbite autour du soleil. Les évolutions sociales ne se laissent cependant pas prévoir avec une si grande probabilité. C’est précisément pour cette raison que, s’agissant de la science de l’homme, l’élaboration d’une méthode précise et fiable permettant d’évaluer et d’interpréter ces probabilités revêtait autant d’importance aux yeux de Condorcet.
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8. Analyse et combinaison
L’originalité de Condorcet ne fut, dans l’ensemble, pas appréciée par ses concitoyens. Lorsque, le 21 février 1782, dans son discours inaugural devant l’Académie Française, il résuma sa philosophie sociale en quelques mots, l’accueil, — exception faite d’un petit cercle de partisans —, fut tiède, pour ne pas dire hostile. «Sans chaleur, sans harmonie, sans élégance, rempli d’idées rebattues, d’une métaphysique fausse et précieuse», affirmait un critique.61 Dans ce discours de réception, Condorcet s’en prit au pessimisme des Cassandre qu’il percevait autour de lui: «Depuis les temps les plus reculés, chaque siècle s'accuse d'être plus corrompu que ceux qui l'ont précédé. L'opinion que la nature humaine dégénère et se dégrade sans cesse, semble avoir été l'opinion commune de tous les âges du monde ; elle ose encore se reproduire parmi nous.»62 Ce n’était décidément pas celle de Condorcet: «Chaque siècle ajoutera de nouvelles lumières à celle du siècle qui l'aura précédé; et ces progrès, que rien désormais ne peut arrêter ni suspendre, n'auront d'autres bornes que celles de la durée de l'univers.»63
C’est, selon Condorcet, le progrès scientifique qui constituait la base de cet enrichissement de l’intelligence humaine. Francis Bacon avait expliqué auparavant que, depuis Aristote, l’homme était prisonnier d’un système logico-rhétorique extrêmement raffiné, mais sans rapport avec la réalité, et que les sciences de la nature ne pourraient progresser si l’homme ne réapprenait pas à interpréter la nature. L’homme est, selon le premier aphorisme du Novum Organum de Bacon, le serviteur et l’interprète de la nature à laquelle il doit s’en remettre pour développer l’ensemble de ses connaissances. Laisser parler la nature et rassembler avec application les matériaux que l’observation et l’expérimentation nous fournissent entraînerait automatiquement l’apparition de conceptions scientifiques nouvelles.
Après les entrées en scène de Galilée — «le grand livre de l’univers [...] est écrit dans la langue mathématique et les caractères en sont les triangles, les cercles et les autres figures géométriques» — et de Newton, cette façon plutôt naïve de concevoir la pratique scientifique n’était plus soutenable. L’homme ne devait pas seulement apprendre à observer, à expérimenter, et à comprendre la langue de la nature, mais il lui fallait aussi élaborer un langage propre, lui permettant de classifier ses expériences et ses observations, et y découvrir ce qui y faisait système. Du même coup, la psychologie fit son entrée dans le débat visant à déterminer quelle était la méthode scientifique adéquate. Ce n’étaient pas les faits observés qui produisaient par eux-mêmes de nouvelles idées scientifiques, mais les combinaisons variées que l’intelligence de l’homme réussissait à opérer entre de telles observations. L’homme, comme le disent les premiers mots de l’Esquisse, n’est pas seulement réceptif aux sensations ; il dispose aussi de la faculté de décomposer en sensations simples celles qui sont complexes, de les ordonner, de les comparer, et, avant tout, de les associer en de nouvelles combinaisons.
Cette distinction entre les perceptions élémentaires («sensations» chez Condorcet) et leurs combinaisons renvoie à la psychologie de John Locke. Ce dernier supposait que toutes les idées qui nous viennent à l’esprit peuvent être réduites en impressions élémentaires, dont on ne peut pousser plus avant l’analyse ( en anglais: simple ideas ), qui ont directement leur origine dans l’observation et l’expérience. Selon Étienne Bonnot de Condillac, contemporain et compatriote de Condorcet, Locke n’était pas allé assez loin. Condillac estimait en effet que ce n’étaient pas seulement les idées, mais aussi toutes les modalités psychiques sous lesquelles se présentaient ces idées — jugement, comparaison, souvenir, imagination — qui en dernière instance, s’expliquaient par des perceptions sensorielles.64 Condillac affirmait en outre que Locke avait sous-estimé le rôle du langage, en considérant surtout celui-ci comme le moyen par lequel nous communiquons à autrui nos pensées. L’esprit ne peut en effet analyser et combiner des idées que par le truchement des mots. De ce fait, le langage n’est, pour Condillac, pas simplement un outil nous permettant de transmettre nos idées; qu’il s’agisse de la langue courante, d’une langue de spécialité, ou d’un langage symbolique tel que l’algèbre, il est également indispensable pour générer ces idées.65
Condorcet lui-même souligne, dans la préface — et de façon plus détaillée dans le dernier chapitre de l’Esquisse — le rôle qu’a la langue dans le progrès scientifique. Pour le mathématicien qu’il est, il va de soi qu’un idiome scientifique efficace ne peut que prendre modèle sur l’algèbre. Les notions devraient y être définies avec autant de rigueur, et les idées et combinaisons d’idées qui viennent à l’esprit de tout être humain y être représentées par des signes aussi explicites et dépourvus d’ambiguïté. La langue scientifique devrait en outre constituer un ensemble fermé, de façon que quiconque y rencontrant une notion nouvelle pour lui, puisse la déduire des notions et des signes qu’il connaît déjà. La possibilité d’un tel idiome n’est pas exclusivement réservée aux sciences physiques, rappelait Condorcet à son auditoire de l’Académie Française en 1782, même si l’homme se heurte à un problème particulier, lorsqu’il se prend lui-même comme objet de science: «En méditant sur la nature des sciences morales, on ne peut, en effet, s’empêcher de voir qu’appuyées comme les sciences physiques sur l’observation des faits, elles doivent suivre la même méthode, acquérir une langue également exacte et précise, atteindre au même degré de certitude. Tout serait égal entre elles pour un être qui, étranger à notre espèce, étudierait la société humaine comme nous étudions celle des castors ou des abeilles. Mais ici, l'observateur fait partie lui-même de la société qu'il observe, et la vérité ne peut avoir que des juges ou prévenus ou séduits.»66
Condorcet et Condillac entretenaient des rapports difficiles. Sur son lit de mort, Condillac aurait imputé sa maladie à une tasse de chocolat avarié que Condorcet lui aurait servi quelques jours auparavant.67 Quant à Condorcet, s’il loue Locke dans le neuvième chapitre de l’Esquisse, il ne mentionne pas Condillac. Il semble que non content d’estimer que ce dernier se glorifie démesurément lui-même au détriment de l’auteur de l’Essai sur l’entendement humain (An Essay Concerning Human Understanding), Condorcet soit également soucieux de distinguer de façon plus scrupuleuse l’analyse et la combinaison, ce terme devenant chez lui un mot-clé, tant dans ses considérations gnoséologiques que dans sa science sociale.
La connaissance progresse par l’analyse, soutenait Condillac, et cette analyse se développe de la même façon en philosophie, en mathématiques et dans les autres sciences, à savoir sous la forme d’une succession de jugements dont l’un renferme toujours en lui l’autre: «[...] lorsque je raisonne, les mots sont pour moi ce que sont les chiffres ou les lettres pour un mathématicien qui calcule.»68 En revanche, Condorcet estime qu’en de nombreux cas, la combinaison d’idées s’avère plus productive que l’analyse. Le progrès de la science, de la technique, des beaux-arts, est inconcevable sans les conceptions heureuses du génie, mais, pour Condorcet, ce génie se distingue avant tout par les nouvelles combinaisons qu’il invente à partir du matériau dont disposent, par le truchement de leurs sens, les esprits de moindre envergure. Si l’on en croit Condorcet, il faut se garder d’apposer trop vite le sceau du génie sur une première idée, ou une simple observation. Ce que nous considérons comme des conceptions innovatrices, en passant en revue les travaux des pionniers, n’a mérité cette qualification que grâce au travail de ceux qui ont rassemblé, combiné et transformé les observations initiales.
Institutions et structures sociales sont, selon Condorcet, des effets des idées et de leurs combinaisons. La société ne forme pas l’homme; ce sont les observations et les idées de l’homme qui forment la société. De même que «la méditation seule, peut par d’heureuses combinaisons, nous conduire aux vérités générales de la science de l’homme», les «institution[s] corruptrice[s]» et les «combinaison[s] vicieuse[s]» trompent le peuple et le plongent dans la misère.69
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9. L’art social
L’empirisme de Francis Bacon, le rationalisme de René Descartes, la psychologie de John Locke : tels sont les trois piliers philosophiques sur lesquels, selon Condorcet, doit reposer la science sociale. Bacon, philosophe perspicace, n’avait pas le génie des sciences, Descartes a trop peu observé et trop construit, et il aurait mieux fait d’«étudier l’homme au lieu de le deviner».70. Mais Descartes avait été le premier à percevoir le but de la science, lequel consistait à «assujettir toutes les vérités à la rigueur du calcul.»71
Le terme de «calcul» renvoie aux différentes parties de l‘algèbre, branche des mathématiques qui attirait tant Condorcet, parce qu’à la différence de ce qui se passait en géométrie, on n’avait pas besoin d’y faire appel au jugement et à des représentations imprécises mais qu’on pouvait s’en tenir à des symboles et des formules. Descartes avait donné l’impulsion qui allait aboutir à la géométrie analytique, c’est-à-dire au traitement purement algébrique des problèmes géométriques. Newton et Leibniz avaient, indépendamment l’un de l’autre, mis au point le calcul différentiel, méthode permettant d’exprimer de façon rationnelle les variations dans les relations entre des grandeurs dans le domaine de l’infiniment petit. Bernoulli72 et De Moivre73 avaient fourni une importante contribution en matière de calcul des probabilités.
C’est surtout cette dernière discipline qui était promise à jouer un rôle de premier plan dans les applications de l’arithmétique au domaine social. Dans la seconde moitié du dix-septième siècle était apparue, en Angleterre, une nouvelle science, l’ «arithmétique politique», que l’on peut considérer comme préfigurant en partie la démographie et l’économétrie modernes. 74 En temps que disciple de Turgot, Condorcet s’occupait de problèmes économiques, mais la description mathématique des processus de décision politique l’intéressait encore plus. Témoigne de cet intérêt l’Essai sur l'application de l'analyse à la probabilité des décisions rendues à la pluralité des voix, déjà mentionné.75
L’homme n’est pas, de fait, comme l’avait affirmé Aristote, seulement un «être politique» qui n’aurait qu’à prospérer dans un état garantissant sa survie ; il faut aussi qu’il y ait une voix. Les droits de l’homme, écrit Condorcet sont la sûreté de sa personne, la sûreté et la jouissance libre de sa propriété, l’égalité devant les lois, mais «[...] le droit de contribuer, soit directement, soit par des représentants, à la confection de ces lois, et à tous les actes faits au nom de la société, est une conséquence de l’égalité naturelle et primitive de l’homme, et l’on doit regarder une jouissance légale de ce droit pour chaque homme usant de sa raison comme le terme duquel on doit chercher à se rapprocher.» 76
Ici, Condorcet apporte aussitôt une restriction: «Des républicains zélés [...] ont regardé [le droit de vote] comme le premier de tous; il est vrai sans doute que, dans une nation éclairée, dégagée de toute superstition, où il appartiendrait en réalité à tout citoyen qui pourrait ou voudrait l'exercer, la jouissance de ce droit assurerait celle de tous les autres. Mais il perd ses avantages les plus précieux, si l'ignorance, si les préjugés écartent ceux qui doivent l'exercer du sentier étroit que la règle immuable de la justice leur a tracé; et, relativement au bonheur public, une république qui aurait des lois tyranniques peuvent être fort au-dessous d'une monarchie.» 77
C’est sous ce jour qu’il faut aussi considérer la critique que, dans la Quatrième époque de l’Esquisse, Condorcet formule à l’égard de la législation des Grecs que par ailleurs, il admire tant. La démocratie de la Grèce antique n’était en effet pas la forme d’autogouvernance exercée par un peuple éclairé, telle que Condorcet se la représentait. Il s’agissait plutôt de permettre à une masse de citoyens en majeure partie indigents et incultes de faire contrepoids par leur voix à l’arbitraire d’une élite riche et puissante. L’ostracisme, qui, au cinquième siècle avant Jésus-Christ, permit, sans autre forme de procès, de bannir pendant dix ans de la cité un citoyen qui, pour telle ou telle raison, était impopulaire, constituait un exemple fort de cet exercice d’équilibre entre deux maux.
Pour Condorcet, l’octroi du droit de vote à tous les citoyens ne suffit pas en effet par lui-même à leur assurer la liberté et le bien-être. Car élections et scrutins doivent avoir pour but la recherche de la vérité et non la satisfaction de la majorité ; et «comme la méthode d'atteindre la vérité est une, il faut que les procédés d'une assemblée délibérante se rapprochent, autant qu'il est possible, de ceux que suit l'esprit d'un seul individu, dans l'examen d'une question.»78 Compte tenu du fait qu’aujourd’hui un peuple dispose en général des lumières nécessaires pour prendre en mains son propre destin, le calcul des probabilités permet de mettre en évidence les avantages et les inconvénients de différents systèmes électoraux et de diverses façon de décider à la pluralité des voix.79 En effet, «la vérité des décisions d’une assemblée dépend de la forme suivant laquelle elles sont rendues, autant, peut-être, que des lumières de ceux qui la composent.»80 90 À l’occasion de la création de corps élus dans les provinces, Condorcet entend donc exclure du droit de vote non seulement les «mineurs», les «étrangers» et ceux qui sont «condamnés pour crimes », mais également les «moines», les «domestiques», et les «hommes qui n’ont aucune propriété›. De telles gens ont de mauvaises intentions, ou bien ils n’ont aucune «volonté propre», à moins qu’ils soient dépourvus des lumières suffisantes pour connaître leurs intérêts. 81
Onze ans après la mort de Condorcet parut, sous le curieux titre d’Éléments du calcul des probabilités et son application aux jeux de hasard, à la loterie et aux jugements des hommes,82une adaptation de l’Essai sur l'application de l'analyse à la probabilité des décisions rendues à la pluralité des voix. Est-ce à dire que le processus décisionnel tel qu’il fonctionne en politique est aux yeux de Condorcet un jeu de hasard ? Dans un article datant de 1793, il écrit, à ce sujet: «[...] presque toutes les opinions, presque tous les jugements qui dirigent notre conduite, s'appuient sur une probabilité plus ou moins forte, toujours évaluée d'après un sentiment vague et presque machinal, ou des aperçus incertains et grossiers. Il serait impossible, sans doute, de parvenir à soumettre au calcul toutes ces opinions, tous ces jugements, comme il le serait également de calculer tous les coups d'une partie de trictrac ou de piquet; mais on pourrait acquérir le même avantage qu'obtient aujourd'hui le joueur qui sait calculer son jeu sur celui qui ne joue que d' instinct et de routine.»83
Acquérir cet avantage, c’est là le but de la «mathématique sociale », appellation que Condorcet préfère à celle plus étroite d’«arithmétique sociale ». La mathématique sociale couvre un vaste champ qui va de la justice aux élections, des impôts aux pensions.84 Elle profite à l’«art social» ou à la «technique sociale», qui, à son tour a pour objectif de remédier à l’inégalité de droits entre les individus, puis de lever l’apparente contradiction entre l’intérêt de l’individu et celui de la collectivité.85 Cet objectif ne peut être atteint que par l’«empire usurpé par la parole sur le raisonnement», car « les vérités absolues, celles qui subsistent indépendamment de toute mesure, de tout calcul, sont souvent inapplicables et vagues» et «en se bornant aux raisonnements sans calcul, on s'expose à tomber dans des erreurs, à contracter même des préjugés, soit en donnant à certaines maximes une généralité qu'elles n'ont pas, soit en déduisant de ces maximes des conséquences qui n'en résultent point, si on les prend dans le sens et l'étendue où elle sont vraies.»86
Comme l’explique Condorcet dans la Dixième époque de son Esquisse, l’art social ne fera pas disparaître les différences de richesse, de lumières et de formation, mais les réduira en ne laissant «plus subsister qu’une inégalité utile à l’intérêt de tous parce qu’elle favorisera les progrès de la civilisation, de l’instruction et de l’industrie, sans entraîner ni dépendance, ni humiliation, ni appauvrissement [...]». Il n’abolira pas non plus, par l’égalité de l’instruction, la différence naturelle d’aptitudes et de capacités entre les hommes, mais évitera que certains d’entre eux se trouvent contraints de se soumettre aveuglément à la raison d’autrui. «Alors», comme l’écrit par ailleurs Condorcet, «la supériorité de quelques hommes [...] contribuera au bien de tous, et les talents comme les lumières deviendront le patrimoine commun de la société .»87
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10. L’«Esquisse»
Les ébauches les plus anciennes de l’Esquisse à avoir été conservées figurent parmi les travaux que Condorcet entendait présenter en 1772 en tant que candidat aux fonctions de secrétaire de l’Académie des Sciences, sous forme d’un «Essai sur l’influence de l’imprimerie». On retrouve, plus tard, des réminiscences de cet essai dans les premiers alinéas de la Huitième époque de l’Esquisse, ainsi que dans un «Discours préliminaire sur l’histoire des sciences». «J’ai cru devoir faire précéder cet ouvrage par un Tableau historique de la marche de l’esprit humain dans les sciences», écrit Condorcet dans ce discours. «Si on considère cet esprit dans les différents degrés de la société depuis la simplicité des sociétés sauvages jusqu’à l’effrayante complication des états policés, on croit y remarquer trois époques très distinctes.»88 Ce sont les trois phases qui réapparaissent dans le Préambule de l’Esquisse pour chapeauter les neufs périodes historiques.
Le titre de Condorcet n’est, dans sa formulation, pas original. En 1750, Turgot avait présenté, dans un discours tenu à la Sorbonne, un Tableau philosophique des progrès successifs de l’esprit humain, et vers 1770 était parue, sous la plume d’Alexandre Savérien, une Histoire des progrès de l’esprit humain dans les sciences naturelles, ouvrage en quatre volumes qui avait eu la faveur des milieux intellectuels. Sous le double sens du mot tableau, un auteur pouvait se proposer, en fonction de ses aspirations littéraires, d’offrir un inventaire, un bilan raisonné, ou bien de brosser la «peinture» ou la «description» d’un état de faits. C’est assurément cette dernière forme d’expression qu’envisageait Condorcet dans la version finale de son Esquisse: son tableau présente, au travers des propos de la neuvième époque, la barbarie des siècles précédents sous les dehors d’un «spectacle» et le progrès dans les sciences comme un «immense horizon».
Un deuxième ensemble d’écrits, datant des années quatre-vingt, se compose d’une introduction et d’un certain nombre de plans. Condorcet y opère une division en neuf époques89 dans laquelle les époques I et II de l’état ultérieur sont encore réunies en un seul bloc, de même que les époques VI et VII ainsi que les époques IX et X, l’époque VII étant, quant à elle, subdivisée en trois. Dans ces textes, il est fait pour la première fois mention de la perfectibilité indéfinie de l’esprit humain.
L’Esquisse proprement dite nous a été transmise sous deux formes : manuscrit et édition imprimée. Le manuscrit est daté du 4 octobre 1793. Avec lui ont été conservé un grand nombre d’études préliminaires, de fragments et de notes. L’édition imprimée porte la mention «L’an III de la République, une et indivisible », ce qui équivaut à la période comprise entre le 21 septembre 1794 et le 20 septembre 1795. On admet plus précisément que l’ouvrage est paru en mars 1795.90
Dans le titre de la version manuscrite, Condorcet ne parle pas d’une «esquisse» mais d’un «prospectus», mot qu’il faut entendre dans le sens de «plan» ou de «programme».91 104 Le terme de prospectus semble insister plus fortement sur le caractère transitoire de l’ouvrage et la présence de nombreux énoncés — comme «nous montrerons» et «nous verrons» — indique que le tableau définitif n’était pas encore dépeint.92 L’édition de 1847 des Œuvres de Condorcet contient une note de sa fille, Éliza, dans laquelle cette dernière déclare: «C’est par ce mot Prospectus que Condorcet désigne toujours ce qui a été imprimé sous le titre d’Esquisse d’un tableau des progrès de l’esprit humain, et qui ne devait être que la préface d’un ouvrage immense. On a cru d’ailleurs devoir conserver ce titre, consacré par la célébrité de ce travail.»93
Parmi les documents de 1793 figure un Avertissement dans lequel Condorcet tient à prémunir ses lecteurs contre un malentendu à propos de la nature de son œuvre: «C’est un tableau historique de l’histoire des progrès humains que j’essaie d’esquisser,94 et non l’histoire des gouvernements, des lois, des mœurs, des usages, des opinions chez les différents peuples qui ont successivement occupé le globe. [...] Ce n’est point la science de l’homme prise en général que j’ai entrepris de traiter, j’ai voulu seulement montrer comment, à force de temps et d’efforts, il avait pu enrichir son esprit de vérités nouvelles, perfectionner son intelligence, étendre ses facultés, apprendre à les mieux employer, et pour son bien-être, et pour la félicité commune. J’ai cherché pour remplir ce but à garder un juste milieu entre les détails de l’histoire, et les recherches philosophiques, à resserrer mon sujet plutôt qu’à l’agrandir dans la crainte qu’il finît par se trouver trop au-dessus de mes forces.»95
La traduction proposée ici est basée sur l’édition de 1795. On pourrait croire qu’ on est, avec la version manuscrite du texte, plus près des sources, ce d’autant plus qu’on ne sait pas de façon précise qui furent les rédacteurs du texte imprimé (l’épouse de Condorcet, Sophie était probablement du nombre). Par ailleurs, il n’y avait pas de raison de conserver le manuscrit d’un document imprimé. Les éditeurs modernes du manuscrit estiment qu’il est très probable que Condorcet ait fait établir une copie de l’original et qu’il y ait encore apporté des corrections et des additions durant les derniers jours de son séjour chez Madame Vernet. L’édition de 1795 serait basée sur cette copie.96
Les modifications que présente l’édition de 1795 peuvent très bien, de ce fait, provenir pour la plupart d’entre elles, de Condorcet lui-même. On peut aussi aussi estimer que la quarantaine d’ajouts souvent détaillés qui figurent dans l’édition imprimée mais non dans la version manuscrite sont probablement authentiques. Au nombre d’entre eux se trouvent les renvois à la dixième période introduits dans l’introduction de l’Esquisse, dans lesquels Condorcet donne libre cours à ses idées sur le devenir de l’espèce humaine. Un tel pronostic faisait manifestement partie des projets de l’auteur dès le plan des années quatre-vingt, lorsque, dans la neuvième période, il voulait lier l’état actuel de l’esprit humain aux conjectures sur le progrès qu’on pouvait encore escompter.