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Condorcet: la place d’un homme passionné dans l’histoire de la pensée sceptique
La globalisation des Lumières françaises — Le cas Condorcet. Colloque international, Paris, 15 septembre 2012
© Henri Oosthout | 2012
Voir aussi Condorcet et l’art social Condorcet et l’idée de progrès

Condorcet: la place d’un homme passionné dans l’histoire de la pensée sceptique

En contemplant ‘la chaîne éternelle des destinées humaines’ le philosophe voit ‘l’espèce humaine affranchie de toutes ses chaînes, soustraite à l’empire du hazard comme à celui des ennemis de ses progrès, et marchant d’un pas ferme et sûr dans la route de la vérité, de la vertu et du bonheur.’ Voici des mots émouvants d’un homme qui ne semble entretenir le moindre doute sur la force de la raison et la perfectibilité de la nature humaine. Quelle est la place d’un tel homme dans l’histoire du scepticisme?

Rendons clair d’abord que le scepticisme, au sens philosophique, n’implique pas forcément le cynisme ou le nihilisme. Les sceptiques anciens ne cessaient de faire remarquer ce qu’ils appellaient le ‘conflit des opinions’ dans tous les terrains de la vie. Ils concluaient que nous ne disposons pas d’un critère pour distinguer entre le vrai et le faux. Ni nos sensations, ni nos jugements ne peuvent dire vrai, non plus que se tromper. Tout est également indifférent, disait Pyrrhon d’Elis, en qui les sceptiques grecs ont unanimement reconnu leur fondateur. Il faut donc suspendre tout jugement, être sans opinion autant que possible. Cependant, loin de s’adonner à un nihilisme désespéré, les sceptiques grecs promettaient l’équilibre de l’âme, la quiétude de l’esprit, quand on ne se laisse plus agiter par les vaines disputes des philosophes, des hommes religieux, des politiciens, bref, des dogmatiques.

Il existait, c’est vrai, dans l’antiquité une autre forme de scepticisme, plus radical, plus marginal. C’était celle de l’Académie de Platon, où au troisième siècle avant J.C. on chérissait et renforçait l’adage de Socrate: ‘Je sais que je ne sais rien, et même ça je ne sais pas.’ Pourtant, sous l’empire Romain, les sceptiques voulaient, autant que les autres grandes écoles philosophiques de l’antiquité tardive, montrer la voie vers une vie heureuse et tranquille. Guérir les âmes troublées comme on peut guérir les malades de corps: c’était ça l’objectif du médécin Sexte Empirique, qui nous a laissé ses livres intitulés ‘Contre les professeurs,’ ‘Contre les dogmatiques.’

Dans les siècles qui suivaient c’étaient justement ces dogmatiques, les philosophes, qui ont transformé le scepticisme thérapeutique du monde ancien, scepticisme plutôt modéré, en ce qui, selon Immanuel Kant, est devenu le ‘scandale de la philosophie’: l’impossibilité de parvenir à une certitude quelquonque, l’impossibilité même de prouver que le monde extérieur à mes sens existe, qu’il existe d’autres êtres pensants, conscients comme moi.

En étudiant l’histoire du scepticisme, on ne peut que s’étonner de l’influence énorme que la philosophie du doute a exercée sur presque tous les penseurs importants de l’occident. Le ‘scandale de la philosophie’ a alarmé et fasciné Saint Augustin et Michel de Montaigne, Francis Bacon et René Descartes, Friedrich Nietzsche et Ludwig Wittgenstein. Ce dernier a résumé son scepticisme dans le formule: ‘Le fond est sans fond.’ Le fond, c’est-a-dire, la base, la justification, de nos opinions et de nos coutumes. On y reviendra.

Il est à noter que, après le moyen-âge, le terme ‘pyrrhonisme’, synonyme usuel de ‘scepticisme’ dans la langue française, n’a généralement que peu à faire avec les pyrrhoniens de l’antiquité. Chez les modernes, ‘pyrrhonisme’ est usé et abusé comme invective contre tous ceux qui mettaient en doute la possibilité de connaissance comme telle. Qui doutait les sciences, se réfugeait dans la religion et devenait fideiste; qui, au contraire, rejetait l’autorité des prêtres et des livres saints, embrassait l’observation et l’expériment scientifique. Et l’un accusait l’autre de ‘pyrrhonisme’.

En France, au debut du dix-huitième siècle, la poussière des batailles entre sceptiques et dogmatiques dans les sciences, la philosophie et la religion était graduellement descendue. Par rapport au scepticisme, les Encyclopédistes prenaient une position pragmatique. Denis Diderot loue le scepticisme comme principe méthodique: ‘Ce que l’on n’a jamais mis en question, n’a point été prouvé. Ce que l’on n’a point examiné sans prévention, n’a jamais été bien examiné. Le scepticisme est donc le premier pas vers la vérité,’ écrit-il, en ajoutant: ‘Un sémi-scepticisme est la marque d’un esprit faible.’

Mais, affirme Diderot, le scepticisme a des bornes, et il paraphrase Aristote: ‘Il y a donc, dit-il, ‘une sorte de sobriété dans l’usage de la raison, à laquelle il faut s’assujettir, ou se résoudre à flotter dans l’incertitude; un moment où sa lumiere qui avait toujours été en croissant, commence à s’affaiblir, et où il faut s’arrêter dans toutes discussions.’1

Les philosophes du dix-huitième siècle étaient de tout poil. Il se trouvait entre eux des athéistes et des déistes, des progressistes et des pessimistes. Cependant, en général, les philosophes étaient impressionnés par les résultats éclatants de la science empirique des seizième et dix-septième siècles. Inspirés par la philosophie rationnelle de leur compatriote René Descartes et même plus par les recherches scientifiques des anglais Francis Bacon et Isaac Newton, ils espéraient développer une science de l’homme aussi stricte, aussi sûre, aussi fondée sur l’observation, l’expériment, le calcul et la logique.

Toutefois, malgré le succès de l’univers newtonien, la connaissance humaine paraissait limitée. ‘Connaissons donc notre portée,’ écrivit Blaise Pascal: ‘Nous sommes quelque chose, et ne sommes pas tout. … C’est ce qui nous rend incapables de savoir certainement et d’ignorer absolument. Nous voguons sur un milieu vaste, toujours incertains et flottants, poussés d’un bout vers l’autre.’2 La certitude que les chercheurs de la nature avaient fièrement inscrites sur leur bannière, était-elle également réalisable dans la science de l’homme et de la société humaine? Ne fallait-il pas se contenter là de probabilités plus ou moins grandes?

Entre dans l’arène le marquis de Condorcet, mathématicien, politicien, adepte, critique, victime de la Révolution. Comme Ulysse dans la mythologie, Condorcet louvoie entre la Scylla d’une confiance absolue en les sciences et la Charybde d’un scepticisme paralysant. Parlant de Pascal et de Pierre Bayle, Condorcet juge que Pascal ‘était devenu pyrrhonien par l’excès de l’enthousiasme religieux,’ tandis que Bayle ‘pour établir plus librement un pyrrhonisme plus modéré, était obligé de mettre la foi comme un bouclier entre lui et ses ennemis.’3

En fait, Condorcet considère l’opposition entre certitude et probabilité comme fallacieuse: ‘Tous ceux,’ dit-il, ‘qui ont attaqué la certitude des connaissances humaines ont commis la même faute. Ils ont fort bien établi que nous ne pouvons parvenir, ni dans les sciences physiques, ni dans les sciences morales, à cette certitude rigoureuse des propositions de la géometrie, et cela n’était pas difficile; mais ils ont voulu en conclure que l’homme n’avait aucune règle sûre pour asseoir son opinion sur ces objets, et ils se sont trompés en cela. Car il y a des moyens sûrs de parvenir à une très grande probabilité dans plusieurs cas, et dans un grand nombre, d’évaluer le degré de cette probabilité.’4

Condorcet ne prétend pas douer la science nouvelle de l’homme de la même certitude qui semble regner suprêmement dans le système du monde mathématique. Au contraire, ce que le marquis suggère, c’est que les physiciens, eux aussi, ne peuvent se fonder que sur des probabilités. Car les sciences naturelles dépendent fortement de l’expérience et l’expérience ne donne que l’espoir que ce que l’on a observé dans le passé se répètera de la même manière dans le futur. C’est ça le fameux principe de l’induction, par lequel nous pouvons soupçonner que demain le soleil se lèvera comme il se lève tous les jours, toutefois sans en être absolument sûrs.

Chez Condorcet, l’empire des probabilités semble même inclure les mathématiques. Car on ne peut être vraiment sûr qu’une preuve mathématique est précise et correcte, que dans le moment où on est actuellement en train de faire cette preuve: ‘La certitude absolue,’ dit Condorcet, ‘n’existe, ne peut exister … que pour les propositions évidentes en elles-mêmes, ou liées entre elles par une démonstration dont nous avons la conscience dans un même instant, et elle n’existe même que pour ce seul moment.’5

Sous ce rapport, Condorcet se montre précurseur des mathématiciens dits ‘intuitionnistes’, qui n’admettent de vérité mathématique que dans l’exécution même de certaines constructions.

La soi-disant certitude, poursuit Condorcet, ce n’est rien d’autre qu’une forte probabilité. C’est tout ce que nous avons, dans les sciences comme dans la vie quotidienne, et ça suffit pour refuter ce que Condorcet qualifie de ‘l’absurdité du scepticisme absolu des philosophes de l’antiquité.’6

Voilà donc Condorcet sceptique modéré, du moins par rapport aux sciences naturelles et humaines. Il en existe pourtant un autre Condorcet, qui critique vivement la foi religieuse mais qui, lui-même, semble avoir adopté une autre foi, qui est la foi en les progrès incessants de la civilisation et de la nature humaine. ‘Toutes ces causes du perfectionnement de l’espèce humaine … nous en avons exposé les preuves,’ écrit Condorcet, d’un ton presque péremptoire, à la fin de son Tableau historique des progrès de l’esprit humain. Cette perfectibilité, Condorcet l’ose même qualifier d’ ‘une des loix générales de la nature.’

Inébranlable loi de la nature ou probabilité? Chez Condorcet, comme nous l’avons vu, les lois de la nature et les lois de l’histoire se fondent, les unes comme les autres, sur des probabilités plutôt que sur des certitudes. Ça n’a pas empêché Auguste Comte de juger que Condorcet avait été le premier à découvrir que la civilisation se développe strictement selon des lois qui se révèlent par ce que Comte décrit comme une ‘observation philosophique du passé.’7

C’est l’historien britannique R.G. Collingwood qui, dans le vingtième siècle, a condamné le lien, implicite ou explicite, que Condorcet avait fait entre nature et civilisation. Il n’existe pas d’histoire de la nature, dit Collingwood. La seule histoire, le seul développement historique, est celui de ce que les hommes ont pensée aux siècles antérieurs. Et précisément puisque la pensée humaine va continuer à se développer, à se changer, pendant les siècles qui suivront, qui pourrait même déviner quels dilemmes moraux et quels conflits socio-politiques se présenteront dans cette utopie présupposée du futur?8

Collingwood peut bien avoir raison. La pensée, semble-t-il, peut bien se développer indépendamment des lois de la nature, et à contresens du progrès que ces lois garantiraient selon Condorcet. L’oeuvre même de Condorcet est un monument de ce que le mathématicien et philosophe Alfred North Whitehead a appellé l’ ‘aventure des idées’: les ‘nouveautés’, comme le dit Whitehead, les nouvéautés par lesquelles l’histoire humaine s’élève au dessus de la monotonie des lois de la nature et au dessus du cours lent, presque imperceptible, de l’évolution biologique.

Collingwood n’a certainement pas été le seul à critiquer la vision du marquis. Toutes ces critiques ne peuvent pourtant pas diminuer la force et la validité du plaidoyer émouvant de Condorcet pour la raison et contre le fanatisme, pour l’éducation générale et contre la stupidité, pour la libre disposition et contre la discrimination et l’oppression. La vie humaine, écrit Condorcet à son protecteur Jacques Turgot, n’est pas une lutte entre rivales, mais un voyage que nous entreprenons ensemble, comme des frères.9

Mais peut-on vraiment être sceptique et passionné en même temps? Peut-on admettre l’indifférence des choses, comme le disaient les anciens, l’incertitude transformée en probabilité selon Condorcet, et en même temps se laisser conduire par des convictions fermes?

Étudions pour un moment le cas de Michel Foucault, philosophe, historien, comme Condorcet. Paul-Marie Veyne, ancien professeur d’histoire greco-romaine, à publié une biographie sympathique et élucidante sur Foucault, son collègue d’autrefois au Collège de France. ‘Foucault,’ dit Veyne, ‘ne fut pas un penseur structuraliste, … pas davantage relativiste, historiciste …. Chose rare en ce siècle, il fut, de son propre aveu, un penseur sceptique, qui ne croyait qu’à la vérité des faits, des innombrables faits historiques qui remplissent toutes les pages de ses livres, et jamais à celle des idées générales.’10

Les innombrables faits historiques: les mêmes faits qui remplissent les pages du Tableau de Condorcet. Mais Foucault, on le sait, était le penseur du discours, ce qui, chez lui, signifie le tout des pensées, des idées, des institutions sociales, même des bâtiments et des instruments dont les hommes se servent pendant une époque particulière. La vérité, selon Foucault, n’existe qu’à l’intérieur de ces discours: l’esclavage était légitime dans un certain discours du passé; il ne l’est plus dans le nôtre.

Dans le monde de Foucault, il n’existe pas de vérité absolue. Il n’existe pas de critère pour discerner le vrai du faux, le bon du condamnable, c’est-à-dire, il n’existe pas de critère externe, valide pour tous les temps et dans tous les contextes sociaux ou culturels. Les hommes de chaque époque sont, ‘à leur insu, enfermés’ dans leurs propres discours ‘comme des poissons dans un bocal.’11 Certes, il arrive quelquefois que ‘nous sortons de notre bocal provisoire sous la pression’ de certains événements ‘ou encore parce qu’un homme a inventé un nouveau discours et qu’il a eu du succès. Mais nous ne changeons alors de bocal que pour nous retrouver dans un nouveau bocal.’12

Foucault lui-même insistait sur l’originalité de sa conception de l’histoire. On voit cependant nettement l’analogie entre le discours et le jeu de langage de Wittgenstein. Dans certains de ces jeux il faut dire que Dieu existe, dans d’autres que rien n’est réel qui ne peut pas être vérifié de façon scientifique. Qui participe au jeu, en doit suivre les règles, mais le jeu lui-même, dit Wittgenstein, est ultimement sans fond, sans justification rationnelle. C’est précisément ce que disaient les pyrrhoniens de l’antiquité: le sceptique, en tant que membre d’une société, se comporte conformément aux lois, aux coutumes, aux opinions de son temps et de son pays, mais il n’y attribue pas une vérité éternelle, une validité absolue.

Comment donc accorder cette indifférence des normes, des opinions, avec la passion, l’engagement politique ou morale? Pourquoi risquer sa vie pour une cause qui dans d’autres bocales, dans un futur temps, paraîtra peut-être insignifiante, même fausse? La réponse de Foucault est simple: parce que il le faut, parce que, en telle ou telle situation, on ne peut simplement pas agir autrement.

C’est là un mode de scepticisme pas du tout défaitiste, pas du tout indifférent. C’est là plutôt un scepticisme qui ose mettre en doute le discours, le jeu même de son temps. Quoi qu’en disent l’opinion publique, les autorités, la religion, bref, les règles du jeu, ce genre de sceptique suit ses passions, ses convictions, ultimement sans fond peut-être, mais fortes et auxquelles il ne peut pas résister.

C’est certainement au rang des sceptiques de ce genre qu’il est permis de mettre le marquis de Condorcet. Voilà donc Condorcet sceptique, non seulement en vertu de son probabilisme, mais encore, et peut-être à meilleur droit, en vertu de sa passion et de son humanité. Condorcet doutant du discours des prêtres en un moment, du discours de la monarchie, de l’inégalité en un autre, et, finalement, même doutant du discours, du jeu de la Révolution, dont il ne pouvait douter qu’à son propre détriment.

Mais ce scepticisme pour ainsi dire positif, en quel sens est-ce une force progressive? Le critique du discours, ne saute-t-il pas simplement d’un bocal à l’autre, quand ses opinions l’emportent et quand celles-ci deviennent le nouveau discours du temps?

Peut-être pas. La succession des discours ne semble pas complètement arbitraire, pas sans direction. Il existe, semble-t-il, un étrange rapport entre la marche de l’histoire, présupposé progressive, constructive par Condorcet, et une loi de la nature plutôt destructive, qui est la direction du temps et la loi de l’entropie. Le deuxième principe de la thermodynamique implique que l’histoire ne se répète pas, que le temps coule toujours en même direction, c’est-à-dire, dans le monde matériel et organique, vers l’équilibre, vers la dissipation, vers la mort.

Or, ce même sens unique du temps garantit paradoxalement que l’information et la mémoire ne font que s’accroître d’une ère à l’autre. Chaque époque sait des époques antérieures. Chaque discours inclut donc en quelque sorte ceux qui l’ont précédé, avec leurs dilemmes moraux, leurs crises sociales, leurs disputes philosophiques. Comme dans les sciences Einstein savait de Newton et le corrigeait — ce n’est pas comme si la théorie de la relativité avait simplement tombé du ciel — de la même façon le sceptique, lui, peut corriger le discours en vigeur dans la morale.

Dans un temps jadis les hommes dansaient peut-être pour faire pluvoir; aujourd’hui on a la météorologie. Il n’est pas probable — pour user du terme de Condorcet — que les hommes vont de nouveau faire la danse de la pluie ou qu’ils vont croire de nouveau que la terre est plate, mais, dirait le sceptique vieux style, ce n’est pas complètement à exclure non plus. Il n’est pas à exclure que le monde occidental va revoir l’esclavage, l’inégalité, la discrimination des femmes ou des homosexuels, mais, dira le probabiliste style Condorcet, c’est fortement invraisemblable.

Et pourtant, cet ‘élisée’ du philosophe, comme le trace Condorcet, cet ‘élisée que sa raison a su créer, et que son amour pour l’humanité embellit des plus pures jouissances,’ n’est-il pas une vision, belle bien sûr, mais naïve? Les espérances du marquis ne sont-ils pas brisées par des guerres mondiales sanglantes, par l’acharnement de préjugés de toute sorte, par le retour, dans certains coins même du monde occidental, d’un être suprème, fictif mais qui néanmoins provoque le fanatisme, l’intolérance?

Condorcet parle de raison et d’amour. C’est à l’amour, semble-t-il, plutôt qu’à la raison qu’il faut se fier. Ce qu’il faut, ce n’est peut-être pas la croyance discutable en les progrès de l’esprit humain. Ce qu’il faut, c’est plutôt des hommes sceptiques comme Condorcet, des hommes ‘sans alternatif,’ d’après le mot du penseur polonais Leszek Kołakowski.

Le dogmatique, l’idéologue, a toujours un alternatif. Il peut suspendre son jugement, il peut examiner — c’est ça ce que signifie proprement le mot grec ‘scepsis’ — examiner donc ses actes et ses convictions et se demander s’il faut vraiment discriminer, poursuivre, même torturer et tuer pour ses chimères.

Le sceptique, le critique du discours de son temps, lui, n’a pas d’alternatif, quand non pas les grandes idées, mais simplement son amour, son sens d’humanité, le force de parler et d’agir. Socrate, le prétendu ignorant, sceptique avant la lettre, avait été condamné à mort pour impiété et corruption de la jeunesse. À la fin de sa vie, le savant Condorcet, a compris qu’il lui fallait faire le même sacrifice: ‘Comme Socrate, je mourirai pour ma patrie parce que je l’ai servi.’13

Pas le scepticisme absolu, pas non plus le scepticisme de l’indifférence, mais le scepticisme pour ainsi dire intempestif d’un amant de l’humanité: ça me semble l’actualité de Condorcet.


 La globalisation des Lumières françaises — Le cas Condorcet. Colloque international, Paris, 15 septembre 2012.
1 Diderot, article «Pyrrhonienne ou sceptique (philosophie)», dans l’Encyclopédie.
2 Pascal, Pensées, no. 72 éd. Brunschvicq.
3 Condorcet, note dans une édition des oeuvres de Voltaire, dans Oeuvres, IV, p. 293.
4 Condorcet, Remarques sur les Pensées de Pascal, dans Oeuvres de Condorcet, édité par A. Condorcet O’Connor et F. Arago (Paris, 1847-1849; réédité Stuttgart, 1968), III, p. 641.
5 Ib., pp. 293-294. Cp. Condorcet, Essai sur l’application de l’analyse à la probabilité des décisions rendues à la pluralité des voix (Paris, 1785), p. xiii.
6 Condorcet, Discours sur l’astronomie et le calcul des probabilités, dans Oeuvres, I, pp. 499 et suiv.
7 Comte, Plan des travaux scientifiques nécessaires pour réorganiser la société.
8 Collingwood, The Idea of History.
9 Condorcet, lettre à Turgot, dans Oeuvres, I, p. 256.
10 Veyne, Foucault — sa pensée, sa personne, p. 9.
11 Ib., p. 11.
12 Ib., p. 45.
13 Oeuvres, I, p. 609.
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